18 février 2010

Michel & Ti-Jean au Centaur




La semaine dernière, avec quelques collègues et amis, nous avons mis les pieds pour la première au Centaur afin d'assister à la pièce Michel & Ti-Jean à l'affiche jusqu'au 7 mars. Nous étions tous ravis de cette première.

Selon mon souvenir de simple amateur, à l'exception peut-être de la création en anglais de Encore une fois, si vous le permettez de Michel Tremblay (For The plaesure of seeing her again), il y a une dizaine d'années, jamais les médias francophones, journaux, radios, n'auront autant parlé et en termes élogieux d'une pièce produite à ce théâtre anglophone très vivant du Vieux-Montréal, rue François-Xavier.

Cette fois-ci, Tremblay n'est pas l'auteur qu'on joue, mais bien un personnage à lunettes ronde sur deux pattes, hallucinant de ressemblance. Il est réinventé dans sa 27e année et il débarque en 1969 en Floride, sac au dos (j'ai eu exactement le même en 1971 muni d'une grosse armature carrée, en nylon orange), les Belles-Soeurs fraîchement émoulues sous le bras. Il rentre dans un bar. Table de pool. Plante en plastique. Un client est assis lousse sur sa chaise. C'est Jack Kerouac. Michel sait qu'il s'agit de Memory Babe.

Le jeune écrivain désire en effet rencontrer cette grande et triste étoile littéraire qui dépasse de plusieurs siècles à venir la pauvre tête assez cuite qui est dessous, celle de Jack, chaud, grand biberon devant l'éternel, grand sensible surtout comme un oiseau brûlé vif, un prisonnier de légende au succès mal venu.

Ce guerlot ne saura jamais que son vieux trench-coat va un jour valoir
50 000 $, ses « royautés » et ses rouleaux dactylographiés tout d'une traite, des millions de dollars.


Kerouac le spontané avec ses visions, paumé, fils à moman, grosse pointure hard, une écharde dans les oreilles, une honte pour la bonne société de Lowell. Malgré tout, son nom est célébré par les poètes et les jeunes qui, tout en tas, fument un peu partout sur les routes de l'Amérique les mots de On the road.

Nous revenons à ce temps croisé entre l'Orient et l'Occident, temps de dérive dans une Amérique grise qui s'enfonce dans la guerre jusqu'au trognon, contestée avec virulence de l'intérieur par les peace & love, les poils, les activistes, les panthères de toutes les couleurs : Angela Davis, Marcuse, Dylan, Howard Zinn, les fusillades sur les campus et Kerouac, ce bon vieux « beatnik » enfumé, plutôt chagrin et red neck pataugeant dans la solitude, il n'est certes pas du même côté de la barricade que Joan Baez, Norman Mailer, et pas même du côté de son grand chum Allen Ginsberg.

Mais qui osera nier l'ampleur de ce nègre blanc écrivant avec une telle sincérité au pays des filatures de coton, just within the Franco?


Le propos de la pièce ne retient de ce courant que la petite lorgnette intimiste montrant un écrivain amoindri, fier de ses célèbres sparages coulés à jamais dans ses livres.

Je ne m'attendais pas à une pièce politique. Néanmoins, je m'attendais à renouer avec Kerouac qui est notre frère et qui déclara un jour ceci de très important : « Quand je braille, je braille en français! »

Dans ce qui lui est demandé, le comédien Alain Goulem incarnant Ti-Jean est très bien. Il a bien capté quelques mimiques de singe des plus caractéristiques et ce phrasé jazz-slam de Kerouac avant la lettre. Mais ça demeure un K dessiné de l'extérieur par un Américain qui tripe sur la spécificité culturelle des Français d'Amérique. Au demeurant, un K bien trop vigoureux pour une savate usée qui va crever dans les deux mois à venir.

Au tout début de la pièce, le jeune Tremblay, ému, timide, s'adresse à Kerouac en français. L'auteur du Docteur Sax le coupe subrepticement et lui ordonne de parler en anglais : « nous sommes en Amérique ici! » Ce speak white m'a dérangé en partant. Selon mon humble opinion, c'est une fausse note en regard des découvertes récentes de manuscrits inédits écrits en français « slang » américain, et surtout une connaissance, certes limitée, mais de première main des héritiers locaux de l'œuvre tels que Roger Brunelle de Lowell. Ces quelques éléments parmi d'autres m'amènent à croire que Kerouac n'aurait pas pu adopter une attitude comme celle proposée dans la pièce.

Je ne demande pas à ce que K soit sympathique et génial ou qu'il soit conforme à l'idée que je me forge de lui à mesure que j'explore cet univers de roches qui roulent. Reste que je n'ai pas cru à l'authenticité du personnage de la pièce, au total plutôt déplaisant et dont le désespoir final est joué de façon convenue.

Comme je l'ai entendu par ailleurs, tant mieux si cette pièce déclenche chez certains le goût de lire Kerouac. Ou Tremblay. Que chacun puisse se les approprier, c'est très bien.

Ceci étant dit, à la lumière des recherches actuelles et de la pléthore de témoignages du clan des Beat, et en tenant compte également de la proximité de ce contemporain né et enterré à Lowell, je souhaiterais bien avoir la chance de discuter avec l'auteur de la pièce, George Rideout, pour comprendre son point de vue et sonder les sources à partir desquelles il a brodé son personnage.

En comparaison, le Tremblay incarné par Vincent Hoss-Desmarais est une réussite magistrale : même « suit », sensibilité, fragilité, indignation à fleurs de peau (parfois un peu forcée), parti pris pour les petits et les mal pris, le monde de la rue Fabre.

L'auteur de la pièce a été aiguillonné par des parallèles très intéressants entre les deux écrivains, Francos catholiques mangeant tous les deux du baloney rôti dans l'poêle. Par moment, ce huis clos est zébré d'émotions senties, en particulier quand il est question de la mère canadienne-française, pilier et refuge, ou encore lorsque la mémoire du père en allé est évoquée, imprimeur de métier pour Ti-Jean comme pour Michel, trahi, tué par le fils, qu'il soit bum ou fifi.

L'argument se joue tout entier au niveau de ce terreau commun qui transfigure et harnache l'œuvre de l'un et de l'autre.

Un moment percutant advient lorsque Tremblay expose les motifs pour lesquels il ne croit pas en Dieu. Son indignation se charge de colère. Mais est-ce bien là la voix de Tremblay?


Les relations entre les deux écrivains alternent entre une complicité ludique et bon-enfant qui fait beaucoup de broue dans l'imaginaire de l'un à de l'autre, puis des moments de ruptures qui préfigurent la fin de la pièce. K est incapable de se laisser aimer, conclura un Tremblay qui se sent coupable d'avoir fait boire K pour gagner son amitié.

La plupart des critiques ont vu dans ces échanges une ode à la littérature. Ce n'est pas mon sentiment. Il me semble que la plupart des écrivains qui brossent ensemble ne partent pas comme ça, tout de go, sur une balloune d'improvisation qui ferait écho à leur créativité sans bride. C'est ainsi que la longue scène de la poule où l'esprit des Belles-sœurs est ramené au free-for-all d'une basse cour m'a semblé d'une grande dissonance en regard du sujet. C'est d'autant plus décevant que la scène précédente était des plus originale, en ligne droite avec le Kerouac qui a frayé dans les clubs avec les jazzman, Zoot Sins, Parker, envoye par là, et qui en vient dans la pièce à associer tour à tour les personnages des Belles-Sœurs à un instrument de musique, qui trompette, qui sax, etc., le tout en gerbe dans une symphonie. Cette scène pertinente dégringole en un vaudeville que j'ai trouvé insignifiant.

Bref! Cette pièce a le mérite de nous avoir beaucoup fait discuter, mes amis et moi. Il va de soi que le Kerouac que nous avons dans la tête peut différer des représentations qui germent dans une autre caboche.
Pour ma part, je reste sur ma position : l'idée principale de la pièce est brillante, l'interprétation de Desmarais remarquable, mais le Ti-Jean américain campé sur les planches du Centaur est maniéré alors que la pièce prétend justement faire ressortir la parenté étonnante des Français d'Amérique qu'on trouve de Lazare, Manitoba à Mountain View, Californie, de Lowell, Mass, à Charlottetown en passant par Montréal et Rivière-du-Loup.

***

Du 2 février au 7 mars 2010
Michel & ti-Jean

Texte de George Rideout mis en scène par Sarah Garton Stanley. Une production du Centaur.
In 1969, 27-year-old Michel Tremblay, having just published Les Belles Soeurs, sets out to meet his favourite writer, the “king of the Beatniks”; Jack Kerouac, at a bar in St. Petersburg, Florida. Despite an initial reticence on Kerouac’s part, the two prolific writers hit it off and share their thoughts on the art of writing, inspirations, sports, music, religion and the most innate quality they share: their Quebecois heritage. Though fictitious, Michel & ti-Jean is an evocative and spirited glimpse into the poetic and philosophical world of North American literature.

Alexandre Vigneault , La Presse, 15/02/10Pat Donnelly, The Gazette, 5/02/10Michel Bélair, Le Devoir, 30/01/10

MJ Stone, Hour, 28/01/10

« (...) Rien du théâtre qui roule des mécaniques, mais un texte brillant, pénétrant, des personnages qui imposent d'emblée leur souffle. Kerouac, qui fit rêver les beatniks du monde entier et convertit une folle jeunesse des années 50 aux joies de l'errance, est alors en fin de course, envoyant balader les hippies qui l'adulent, alcoolique, amer, génie bougonnant. Il reçoit en Floride la visite de Tremblay, ivre de jeunesse et de projets littéraires, tremblant de rencontrer son héros.
Cette mise en scène toute simple laisse place aux mots: deux chaises, une table de billard, une bouteille de scotch partagée jusqu'à l'ivresse des deux hommes, l'un en ascension, l'autre au bord de la tombe, abordant leurs vies, leurs deuils respectifs, les vertiges de la création. »
Odile Tremblay, Le joual et la route, Le Devoir, 6/02/10

2 commentaires:

Bucky a dit...

Yep!

Ça ressemble à ça : un Tremblay réaliste et sensible - un Kerouac invraisemblable et caricatural.

Jack a dit...

Les critiques, dont celle du Devoir en date du 2 mars 2010, sont toutes très élogieuses. Nous sommes à contre-courant en pensant que l'auteur de la pièce a certes une grande connaissance livresque des deux écrivains, mais la plus subtile des parentés du « son des Français d'Amérique » lui a échappé. Quant aux jeunes et moins jeunes critiques québécois qui sévissent dans les journaux, soyons baveux, on devrait les amener à Lowell avec nous.