29 octobre 2014

Muance

Muance

Chez ce cher Laurent presque inconnu en ses Laurentides
l'or d'octobre brille comme une prière.
Soudain, au bord du sentier de la montagnette à gros rochers, 
un crapaud mordoré, figé, sort la tête de l'épais tapis de feuilles de chêne 
qui jonchent le sol humide et bouetteux par endroits. 
Il n'y a pas moyen de marcher à pas feutrés 
comme dans les manuels d'histoire du Canada de la troisième année. 
Nous ne surprendrons pas aujourd'hui les acteurs de la tribu réversible. 
Un masque un peu triste d'écorce effilochée s'est détaché d'un bouleau;
nous le suspendrons aux branches d'un petit sapin afin de le repérer au retour. 
Une touffe de soie d'Amérique trouvée plus bas dans un fossé. 
Ce sont présents de marges remplis d'échos venus de loin 
pour se ressouvenir de l'arc, de l'arche, de l'arbre 
en ses signes vitaux de cathédrale nue. 

Photo Jacques Desmarais. Masque québécois.

Photo Jo, Sainte-Anne-des-lacs, 27 octobre 2014.

28 octobre 2014

Ensauvagement

L'ensauvagement, un sentiment qui nous anime. Avec la plus douce des pensées pour une aïeule de ma lignée. J'ai bien hâte de voir le film L'Empreinte de Carole Poliquin et Yvan Dubuc (coréalisateur de La bête lumineuse, un film magnifique de feu Pierre Perrault). 

Si j'en crois le compte rendu de François Lévesque (Le Devoir, 27 octobre 2014), il semble bien que ce documentaire creuse et illustre une thèse forte de l'anthropologue Serge Bouchard, à savoir que les Québécois sont durablement et bien plus métissés qu'ils ne le croient, qu'il y a quelque chose dans cette rencontre historique de refoulé, de mal aimé, hélas, parce qu'il s'agit ici de profondes et vives humanités.


Noticias : Le film sera présenté dans le cadre des Rencontres Internationales du documentaire de Montréal le vendredi 14 novembre à 18 h 30 à l'Amphitéâtre du Coeur des sciences, 200, rue Sherbrooke Ouest, et le dimanche 16 novembre à 16 h 15 au Pavillon Judith Jasmin de l'UQAM. 



***


« La Conquête (des origines)

Présenté au FCIAT, «L’empreinte» évoque une identité québécoise bien plus métissée que celle dont l’histoire officielle veut bien se souvenir


27 octobre 2014 | François Lévesque à Rouyn-Noranda | Cinéma





Roy Dupuis, en compagnie de l’historien Denys Delâge
Photo: FCIATRoy Dupuis, en compagnie de l’historien Denys Delâge

Les cinéphiles de la place l’ignorent encore, mais ils découvriront une perle ce lundi au Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue (FCIAT) : L’empreinte, un documentaire passionnant de Carole Poliquin et Yvan Dubuc qui met en lumière l’influence durable, et occultée, de la culture autochtone dans la société québécoise.

En figure de proue, Roy Dupuis aborde un sujet qui lui est cher : celui de l’identité.« Ça remonte à Un homme et son péché [2002] quand je me préparais à jouer Alexis, le coureur des bois. Plus je progressais dans mes recherches, plus je réfléchissais à son comportement, à ses attitudes — c’est un homme qui ne tient pas en place, qui se sent mal en société et qui préfère la forêt —, et plus je me disais qu’il avait plus d’Indien que de Blanc en lui, ce personnage-là. »

Les années passèrent, puis l’acteur s’impliqua dans la Fondation Rivières et le documentaire Chercher le courant. C’est durant cette période que Roy Dupuis se lia avec différents intervenants des Premières Nations.

« Plus j’en apprenais sur eux, sur leur mode de vie, leur mode de fonctionnement social, et plus je réalisais, d’une part, que j’étais vraiment ignorant, et, d’autre part, qu’il y avait une part d’eux en nous… C’était comme une intuition. »

Pendant ce temps, les vétérans documentaristes Carole Poliquin (L’âge de la performance) et Yvan Dubuc (coréalisateur de La bête lumineuse) cogitaient eux aussi, à l’initiative de ce dernier, qui en était à se demander si l’éternelle question de l’identité québécoise ne devait pas être posée autrement. L’influence des Premières Nations se trouvait dans leur viseur.

Emballé par le projet, Roy Dupuis accepta d’être celui qui s’entretient avec les participants tels l’historien Denys Delâge, l’anthropologue Serge Bouchard, l’anthropologue Nicole O’Bomsawin, la poétesse Joséphine Bacon, ou encore la juge Louise Otis, au gré de conversations éclairantes et riches d’informations oubliées, voire sciemment rayées de l’histoire officielle de la Nouvelle-France. De la gestion des organismes communautaires au modèle social-démocrate en passant par l’intégration de la médiation dans le système judiciaire québécois, on remonte soigneusement la filière autochtone, avec effets miroir étonnants. Aussi détaillé que varié, l’argumentaire s’avère très convaincant.

Quiconque n’est pas spécialiste sera par exemple surpris d’apprendre qu’au commencement, Champlain et les siens ont fusionné avec les Premières Nations bien plus qu’on le croit, et ce, tant par la chair que par l’esprit. « Les hommes ne se faisaient pas prier pour prendre le bois. Ce mode de vie et cette liberté en ont séduit plusieurs, explique Yvan Dubuc. Les 150 premières années de la Nouvelle-France, elles ont été bien plus indiennes que catholiques. Comme l’a écrit Marie de l’Incarnation : “On fait plus facilement un Sauvage d’un Français qu’un Français d’un Sauvage”. »

À la base, ce non-antagonisme dans les rapports constitue une exception, soutient l’historien Denys Delâge, spécialiste en la matière. Selon lui, c’est la Conquête (1759-1760) qui bouleversa cette quasi-osmose.

« Après la victoire des Anglais qui avaient fait la guerre “against Frenches and Indians”, les Canadiens français craignaient en effet sans doute de subir le même sort que les Acadiens, qui eux aussi s’étaient métissés, et auraient renié cette part d’eux-mêmes, gommant tout un pan de leur mémoire, et donc de leur identité, avec le résultat que l’on sait, explique Carole Poliquin. Les théories sur les peuples dits “primitifs” commençaient alors à émerger. Les Canadiens français n’ont pas dû vouloir être associés davantage aux Premières Nations ; un réflexe de survie qui a dû être traumatisant néanmoins. »

Un héritage à embrasser

« On est très forts sur l’autodénigrement, note Yvan Dubuc. On critique beaucoup notre propension à organiser des tables de consultations, des comités parlementaires, etc. Le Québec n’a pas inventé ces procédés, mais c’est la province où l’on y recourt le plus. On parle d’une société du “consensus mou” pour tourner cette habitude en dérision, mais si on regarde du côté des Premières Nations, c’est exactement comme ça que ça fonctionne. On tient ça d’eux. »

Même chose pour la proverbiale « peur de la chicane » des Québécois et son supposé refus de débattre. « Et si c’était une qualité ?, argue Yvan Dubuc. Et si notre désir de consulter plutôt que de décréter, de rallier plutôt que d’exclure, c’était positif ? Ce mode de fonctionnement là qu’on a et qui alimente souvent le Québec-bashing, je suis convaincu que c’est un legs des autochtones, car eux ont toujours fonctionné ainsi, par la consultation et la recherche du consensus. Il faut bien que ça nous vienne de quelque part, et on ne le tient assurément pas des Français, dont on n’a rien gardé de l’approche hiérarchique du monde. »

« L’expression “On n’est pas des sauvages” qu’on a longtemps utilisée est l’illustration même d’une honte intériorisée, car ce pan caché de notre histoire nous enseigne que oui, on a été “sauvages” plus qu’on est prêts à l’admettre », estime Carole Poliquin.

« On doit non seulement assumer de nouveau cette part de nous-mêmes, mais en être fiers », plaide Yvan Dubuc, qui conclut sur une citation d’une amie abénaquise : « Le vrai peuple invisible, ce sont les Blancs qui ne voient pas l’Indien en eux. »

On aura l’occasion d’y réfléchir encore lorsque L’empreinte sera présenté aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal en novembre. »


 


27 octobre 2014

Le rêve embrouillé du Canada


Se faire acheter pour une chanson! 

Le gouvernement du Canada met la table actuellement pour célébrer en 2017 la grande noce d'union de son 150e anniversaire. Dès à présent, on célèbre les tractations de 1864 qui ont mené à la création du Dominion du Canada. Ha! Quand le symbole donne à penser, comme dirait Paul Ricoeur! Jean-François Nadeau dans son billet de ce lundi au journal Le Devoir intitulé La boule retourne les représentations classiques des « pères de la Confédération », en peinture et en gravure, soulignant à sa manière la farce politique de l'union de deux nations et, pourrait-on ajouté d'un trait de plume, l'oblitération des peuples autochtones encore de nos jours considérés légalement en vertu de la Loi des Indiens comme des enfants.

Le grand Canada : un « pacte entre deux nations? » Plutôt « [...] un rêve dont se sont bercées des générations de fédéralistes québécois pour dissimuler leurs déceptions de le voir sans cesse crever puis se retrouver finalement devant rien », écrit Nadeau.
  
« La maison de fous » disait René Lévesque!

Bon, forçons-nous un peu! Laissons donc de côté un instant cynisme et ressentiment! Mais pourquoi donc ce genre de commémorations servent-elles le plus souvent à éteindre la mémoire plutôt qu'à l'éveiller, à réécrire l'Histoire (officielle) plutôt que de la vivre en dialogue et fraternité?  

L’égalité, ici, a des dimensions assez originales d’ordre établi et de « statues » quo! Voilà! Voilà pourquoi « je m'ennuie d'un pays qui n'est pas un pays », comme le chante dans sa chanson la moins finie le grand et toujours debout Gilles Vigneault qui célèbre en ce 27 octobre ses 86 ans! 

Au Québec, disait Leclerc, tout commence et tout finit par une chanson.

« Je m'ennuie d'un pays qui n'est pas un pays
Je m'ennuie d'un pays qui n'est pas
Je m'ennuie d'un pays qui n'est pas aujourd'hui
Je m'ennuie d'un pays qui sera

Ainsi parlait un voyageur
Qui vint chez nous un soir de pluie
Il était tout vêtu de gris
Il n'était pas de mes amis
Tout ce qui m'est resté de lui
C'est ce refrain dont il m'a dit
C'est ma chanson la moins finie
Et j'y travaille jour et nuit
Qui êtes-vous? Où allez-vous?
Il répondait : Je suis la roue
Et ce n'est pas trop long la vie
Pour aller de chez moi chez vous

Je m'ennuie d'un pays qui n'est pas loin d'ici
Je m'ennuie d'un pays qui n'est pas
Un pays qui frémit sous mon pas d'aujourd'hui
Je m'ennuie d'un pays qui sera »
- Gilles Vigneault

Allez!  Vivre debout!



25 octobre 2014

Gleen Greenwald à Montréal

Gleen Greenwald, le passeur de Snowden, était de passage à Montréal cette semaine invité par l'Université McGill. Fabien Deglise (Le Devoir) l'a interviewé.

À la faveur de l'ère numérique, le Five Eyes — un des piliers des services de renseignements des pays anglo-saxons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale — a considérablement élargi le champ de l'espionnage qui est désormais au ras des pâquerettes... 

« Fin observateur de l’avènement des États de surveillance, à l’ère du tout numérique, Glenn Greenwald pose un regard sévère sur le Canada et son gouvernement actuel qui, selon lui, méthodiquement, est en train d’attiser un climat de peur pour mieux y opposer des mesures et des politiques qui menacent à court terme les fondements de la démocratie canadienne. “L’idée d’une collecte massive d’information sur les citoyens, sans limites et sans tenir compte de la présomption d’innocence, n’est pas un concept uniquement américain, dit-il. C’est une idée qui vient surtout du projet Five Eyes [cette alliance internationale d’espions dont le Canada fait partie, avec les États-Unis, l’Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande], dans lequel Ottawa est très actif. C’est aussi une chose fondamentalement illégitime.” »

Gleen Greenwald a fondé le site en ligne The Intercept. Son dernier article traite des deux meurtres perpétrés cette semaine sur des soldats canadiens. Le terme « terrorisme » a été tout de go accolé à ces actes tragiques qui émanent de deux individus pour le moins dérangés, mais isolés. Faut-il s'étonner de la psychose qui s'en dégage, des appels à la violence d'autre part et de l'opération politique en cours? 


24 octobre 2014

C'est pas créyable


Ex-citation. En marge de Le Royaume (P.O.L.) d'Emmanuel Carrère, ma lecture du moment. 

« Pour illusoire qu'elle soit, la figure de Dieu ne prospère que de la soumission de qui s'en réclame. Soumission, il n'est pas inutile de le rappeler par ces temps d'oecuménisme ravageur, à même de générer toutes les formes de haine de soi et des autres. D'autant que si la croyance religieuse, quelle qu'elle soit, est toujours sans fondement, elle n'est jamais sans cause.
C'est bien sûr l'effroi devant l'inacceptable de notre condition qu'il faut attribuer le passé, le présent et l'avenir de cette illusion. Il n'est pas d'exemple plus universel d'une servitude volontaire contre laquelle le recours à la raison n'a aucune efficience. Et le fait qu'il y ait pratiquement que des termes négatifs pour désigner l'athée, l'agnostique, l'incroyant, l'impie, l'infidèle..., qui refuse de s'y plier, en dit long sur une bêtise rationaliste incapable de concevoir l'ampleur de cet enjeu. »

— Annie Le Brun, Profession d'incroyance, in Ailleurs et autrement, coll. Arcades, Gallimard, 2011, pages 230-231.

Un jour, un jour...

Cela se peut un jour de grand passage marqué d'une pierre blanche où le tableau qu'il vous offre est si profond que tout pourrait s'immobiliser bien qu'il s'agisse d'une heureuse naissance qui brasse, mais dont on parlerait humblement en touchant à la pauvreté des mots et à tout le reste qui continu.



Photo Jacques Desmarais, Béthanie, 18 octobre 2014.



23 octobre 2014

« Vive le Québec libre » et la dette de Louis XV?


Une revisite en grande pompe sur les ondes de France Culture : de Gaule à Montréal le 24 juillet 1967. 

Drôle de réentendre la voix de feu Daniel Johnson, puis celles de Raoul Louar Duguay, de Jacques Michel, de l'ineffable François Cloutier, ancien ministre libéral de l'Éducation. Je me rappelle que nos voisins en campagne avaient pris la journée pour se rendre quelque part sur le Chemin du Roy afin de voir le général qui était presque aveugle à l'époque (Mai 68 se pointera bientôt à l'horizon des pavés l'Hexagone...), mais avec toujours ce grand nez pour en faire un pied! 

Ce n’était pas rien! « Il est en or, il est en or... », a-t-on chanté à Louiseville ou ailleurs chemin faisant entre Québec et Montréal sur la vieille route! Que c'est loin cet air un peu bourgade, « cet extraordinaire déchaînement de la population » et cette baveuse improvisation historique sur le balcon! « Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas... », dit le général. Vers 52:50, le mémorable : « [...] tout ce qui grouille, grenouille, scribouille... »! 

Il y a par ailleurs le musicien René Lussier avec Le trésor de la langue qui à sa manière a su capter l'immense cri d'émotion lâché lousse ce soir-là à Montréal.



19 octobre 2014

Fermeture du Bistro Champlain



Jo m'avait amené une fois pour mon anniversaire fête au Bistro Champlain à Ste-Marguerite-du-lac-Masson qui fermera ses portes le 2 novembre prochain après 40 ans d'existence. C'est magnifique comme endroit et c'est triste cette fermeture. On y mange très bien et c'est un nid d'amitiés et de beautés. Riopelle et Charles Carson, entre autres artistes, mais principalement, y sont si présents, même jusque dans la cave à vin, l'une des plus prestigieuses du Québec. Chapeau à Champalin Charest!


Photo © Jo. En arrière plan, un fond marin de Charles Carson.

Photo © Jacques Desmarais. Souvenir de Jean-Paul.

Photo © Jacques Desmarais. Les oies blanches rapaillées.
Photo © Jacques Desmarais.




Photo © Jacques Desmarais.
Photo © Jo.

Photo © Jacques Desmarais. Les poèmes cannibales entre les mains de Riopelle.

Photo © Jacques Desmarais.

Photo © Jacques Desmarais.

17 octobre 2014

Peter Sloterdijk : de la caverne au cosmos

Sur France Culture.  Rencontre avec le philosophe Peter Sloterdijk en mars 2011.

Résumons. Présumons. Méditation kaléidoscopique sur l'escalier des acrobates à la deuxième personne du singulier : tu dois... Mais selon un impératif absolu sans autorité. Comme une voix venue du poème! Nous sommes tous des êtres en immersion dans le temps présent. On prend le métro, on sort le vélo... Parfois, cela suffit à changer. Plonger au coeur de la crise. Nous ne sommes pas très en forme. Tu dois changer ta vie. Cela ne peut pas continuer comme cela. Question de survie commune. Plonger au milieu de la crise. « La protection mutuelle » est le sentiment à venir de l'éthique contemporaine. 

Nietzsche n'aimait pas les « il faut ».  Mon ironie du moment, mais c'est sérieux : il me faut réécouter ce document sans cogner des clous.  

16 octobre 2014

Mommy en France : multi lingua !


La langue de Mommy entendue en France bien autrement que notre donneur de leçons Christian Rioux.

«Mommy – questions de langue/s
Dans l’écheveau de thèmes que brasse superbement Mommy, le thème de la langue n’est peut-être pas le moins important.
Langue ? Je devrais dire « parlers », « parlures », car si à l’évidence une langue, en l’occurrence le français du Québec, existe (et lutte pour la vie) en reconnaissance administrative, en langue de l’enseignement et des médias, en vecteur de communication administrative, et en vie quotidienne ordinaire, ce français se soutient d’un standard de prononciation (ah, le « modèle » du Bien Parler français, relayé par la télé et Michel Drucker…), standard que la variété des accents régionaux ne met pas à bas. D’ailleurs, quelque surprenant parfois que puisse être l’accent québécois pour un français formaté au standard normatif dominant (et donc a priori dédaigneux, quand ce n’est pas méprisant, envers tous les accents qui ne sont pas standard, nous en avons su quelque chose dans le Midi), ce français du Québec n’en sera pas moins tout à fait compréhensible pour notre Français « comme il faut ».
Il en va autrement dans Mommy, où la plupart des propos de ce huis-clos déchirant sont en parler populaire de Montréal, sous-titrés en français. J’ai fait l’expérience en regardant sur le Net des extraits non sous-titrés du film : il faut s’accrocher et la plupart du temps on est noyé. Quand je dis « on », je veux dire moi, locuteur méridional du français de France. Je pense que sans sous-titrage, une bonne partie de l’oralité du film « nous » aurait échappé.
En général, le grand public français n’aime pas les sous-titres et leur préfère le doublage. En défenseur de la VO*, je ne peux que me féliciter que les distributeurs français du film aient préféré le sous-titrage au doublage. Je ne sais ce qu’il en a été au Québec, et si la classe moyenne moyennement cultivée ne s’est pas émue de cette nouvelle irruption d’un français populaire urbain. Le débat est ancien en tout cas à ce sujet dans « la Belle Province »…
En choisissant de nous faire entendre le parler qui fut celui des voisins de son enfance, Xavier Dolan s’en tient-il à un banal « vérisme » ? – « Je vous montre deux personnages vivant dans un milieu populaire, et je vous restitue donc leur parole, qui n’est pas celle de l’institutrice Kyla ou du voisin un peu beauf, ni celle du chauffeur de taxi haïtien ou africain, et encore moins celle de la famille de Kyla et celle des administratifs empreints de supériorité linguistique… ». S’en tenir à cela serait à la fois juste et un peu court. Dolan veut-il alors, au-delà du constat, s’emparer de cette « parlure » en signal identitaire quelque peu clos (au risque de rejeter vers l’anglais les néo-Québécois) ? : « Voilà ce qui est à nous, et seulement à nous ; voilà ce que tous les formatages diglossiques ne peuvent effacer… ». Sans doute un peu, mais je ne crois pas qu’il faille chercher là manifeste linguistique et prosélytisme. Par contre, il me semble incontestable que le rythme, le « naturel », l’énergie, la crudité, la violence de cette parole populaire conviennent plus que parfaitement pour exprimer la vérité de cette mère et ce fils en symbiose hystérique. Et c’est peut-être là l’essentiel…
* J'ouvre une porte déjà ouverte et j'en profite pour poser une question qui me tient à cœur : quid du doublage de la trilogie de Pagnol ? Les spectateurs australiens ou anglais se contrefichent sans doute de l'accent de César et de Panisse, et ne se mortifient pas de la voir effacé par le doublage anglais. Pas plus que le lecteur ignorant l'anglais (si si, il y en a encore) ne se plaint de lire Shakespeare en traduction française... Est-ce que le film doublé, est-ce que le texte traduit y perdent? »
16-10-2014

15 octobre 2014

Alexandre Belliard et l'aventure des francophones en Amérique

Noticias. Je suis de loin le chansonnier Alexandre Belliard depuis La star du rodéo (hommage au poète Vanier) que j'adore. Il lancera le 28 octobre 2014 une merveille à plusieurs voix si l,on en juge par les extraits en écoute gratuite. « Des chansons comme des étincelles. »


14 octobre 2014

Mommy vu par René Merle


J'ai souhaité en effet que mes amis Annette et René de Toulon voient Mommy. Leurs réactions m'ont beaucoup touché et m'ont fait réaliser de façon bien plus personnelle, en retouchant à mon propre fonds de « petites violences », ce que peut exprimer dans le film le personnage de Steve qui est effectivement muselé. Je crois que Xavier Dolan aimerait lire le commentaire de René qu'il partage ici sur son blogue.
http://merlerene.canalblog.com/archives/2014/10/14/30761227.htm

Les robots et « le risque existentiel »

Les carnets insolites du professeur François Durand (CRM) sont des petites capsules toujours bien ficelées de trois minutes diffusées les dimanches sur les ondes de Radio-Canada à l'émission d'informations scientifiques Les années lumières. Dans sa chronique du 12 octobre 2014, il était question de « super intelligence » et de domination des robots autour d'un livre du philosophe Nick Bostrom : Superintelligence, Paths, Dangers, Strategies, Oxford Univ. Press,  (2014). (cf. également la présentation du livre dans le catalogue de l'éditeur, le résumé qu'en fait l'auteur en ces pages.)

Grande question éthique : alors que nous en sommes qu'au début de l'ère informatique, « qu'est-ce qui va se passer quand les machines seront plus intelligentes que les humains? »

« La question n'est pas de savoir si les machines vont atteindre un jour notre intelligence, écrit le prof Durand, mais plutôt quand cela va arriver! La plupart des chercheurs sont convaincus que cela va être avant la fin du siècle. Mais certains pensent que ça pourrait être d'ici 20 ans. Ensuite, il semble très probable qu'elles vont rapidement dépasser notre intelligence. Voilà pourquoi, selon Nick Bostrom (le directeur du “Future of Humanity Institute” de la célèbre université d'Oxford), il vaut la peine de commencer dès maintenant à réfléchir à cette éventualité. »

« On peut penser, poursuit Durand, qu'il est facile de programmer un robot pour qu'il ne nuise jamais aux humains. Mais c'est plus compliqué qu'il n'y parait. Supposons qu'un robot aide un pêcheur à rendre plus efficace son système de pêche. Supposons qu'il le rend tellement efficace que tous les autres pêcheurs n'arrivent plus à vivre de leur pêche devenue famélique. Est-ce que le robot leur a nuit [sic]? Et n'aurait-il pas dû alors aider le premier pêcheur? Et si le robot est dans une situation où il pourrait faire un geste qui blesserait quelques personnes mais en sauverait en même temps une centaine de la mort. Que doit-il faire? C'est exactement comme pour un système juridique : quand on pense qu'on a pensé à tout, il reste toujours une façon d'interpréter qui nous avait échappé au départ. »

En effet, vaste question éthique qui rejoint ici avec l'exemple des limites du droit la définition utile proposée par le sociologue Guy Rocher, à savoir que le droit et l'éthique sont deux manières de réguler le comportement humain, et tout ce qui n'est pas prescrit par le droit laisse la place, pour ainsi dire, à l'évaluation et au jugement éthique.  Mais qu'en sera-t-il lorsque les objets vont nous prendre pour de simples sujets?  


13 octobre 2014

Leçon de cinéma et de vie avec Xavier Dolan

« De retour de la classe de maître de Xavier Dolan au Forum des images : au moins 550 spectateurs dans une salle de 500 places (les escaliers remplis, n'en déplaise aux pompiers). Il a mis tout le monde dans sa petite poche, répondant aux questions avec humour, spontanéité, intelligence... Il y a vraiment quelque chose de prodigieux dans ce garçon.»
Marcel Jean.

http://www.dailymotion.com/video/x27lkod_la-master-class-de-xavier-dolan_shortfilms&start=17      

Solide! On apprend beaucoup sur le cinéma. Je regrette que les extraits de Mommy aient été retranchés, surtout la scène si émouvante de la chorégraphie des trois personnages principaux sur une chanson de Céline Dion. À ceux et celles-là qui ont honte du québécois salé de Mommy (tourné dans un « milieu tellement débile » a-t-on pu lire), il est bon de rappeler, comme le fait Dolan, que le cinéma — on pourrait le dire aussi de tous les arts — n'est pas la vie, « c'est mieux que la vie, c'est pire que la vie », c'est la vie autrement. 

Leçon de maître, c'est peut-être grandiloquent, mais il est fameux ce Xavier nu de diplômes!

En passant, oui, en sacrament, la pub de char à tout bout de champ est fatigante dans ce « Daily motion », mais elle n'a pas réussi à me convaincre que « Partout au pays les gens échangent leur véhicule... ».




12 octobre 2014

Comprendre Wall Street!

Je mets en lien un documentaire qui me semble très bon sur l'univers des brasseurs d'argent à la Bourse (traders) pour le voir en entier dès que j'aurai le temps.

Rengaine connue : Nous n'avons plus le choix!

Ce matin à Dessine-moi un dimanche, Normand Baillargeon revient avec pertinence sur ce petit fait mondain : il y a peu, le premier ministre Couillard s'est dit un lecteur vibrant du livre The fourth revolution et enjoint son entourage à lire ce livre. En gros, on y poserait la thèse que l'État n'a plus le choix, il est devenu trop gros, trop gras, il croule sous les déficits et il faut poursuivre « l'oeuvre» des Thatcher et Reagan des années 80.

Il y a bien entendu d'autres approches possibles dont celle de Joseph E. Stiglitz.  Le politique a toujours le choix de faire autrement!

 
La chronique philosophique de Normand Baillargeon 
 
- The fourth revolution, de John Micklethwait et Adrian Wooldridge, The global race to reinvent the State, Penguin, 2014. 
- Reforming Taxation to Promote Growth and Equity, de Joseph E. Stiglitz, The Roosevelt institute, 28 mai 2014.  
- 10 milliards de solutions : coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics 

Ne pas donner sa langue au chiac, oui, mais...

Extraits d'une lettre à quelques amis Français.


[...] En effet, je dirais même en gros effets, Mommy nous renvoie à la damnée question de la langue. La langue française des Québécois qui ne sont pas tous diserts, ne sont pas pour autant cois...  

J'ai apprécié l'opinion de Paul Warren, ex-professeur en cinéma, dans l'édition du Devoir du 11 octobre, tout d'abord parce qu'il donne un bon aperçu du travail du jeune réalisateur Dolan. Le « oui, mais » dans le titre et le dernier paragraphe du texte vise la langue des personnages du film et me semble être davantage une inquiétude plutôt qu'une réaction morale sur le « bien parler ». Je ne suis pas certain cependant que l'influence de la manière Dolan sur les autres jeunes réalisateurs soit négative en raison de son choix. L'utilisation du joual au théâtre (Les Belles-Soeurs) par Michel Tremblay a fait scandale en 1968. Comment? Mettre en scène le langage des femmes des quartiers populaires de Montréal? Depuis, le joual va et vient dans les créations artistiques diverses. Mais il s'en trouve encore qui trouvent ça bien laid. Sur une page FB de mon réseau, j'ai lu un commentaire de cette dame qui se disait « gênée » que le film Mommy soit rendu en France et se demandait pourquoi donc Dolan tourne dans un milieu « aussi débile».  

La réticence de Warren est d'un autre ordre. Elle ne me semble pas moraliste et repose à sa manière un débat sans fin ici sur la fragilité du français en ce coin des Amériques. J'aime beaucoup la veine de Dolan — oui, il est jeune et et parfois il y a des coins ronds dans ses scénarios), mais il n'a pas froid aux yeux en fabriquant des histoires très québécoises alors que les meilleurs cinéastes d'ici sont en train de ravir le cinéma mondial en faisant des films aux USA... C'est le cas notamment de Denis Villeneuve avec Ennemi , de Jean-Marc Vallée avec Dallas Buyers Club et plus récemment Wild , de Philippe Falardeau (son Monsieur Lazar est à voir!) avec The Good Lie et François Girard avec Boychoir .  

Ceci étant dit, il est à mon sens très juste de considérer le parler de la rue dans Mommy ( Dolan déclare quelque part qu'il souhaitait que ses personnages parlent et ressemblent aux voisins de son enfance ) est effectivement le signe de l'emprisonnement de « nous même ».  

Dans l'Alouette en colère Félix Leclerc parle de son fils en rébellion « qui ne croit ni à Dieu, ni à Diable, ni à moi », puis suivent ces strophes très fortes « J'ai un fils écrasé/ par les temples de la finance/ où il ne peut entrer/ et par ceux des paroles/ où il ne peut sortir »

 À cet égard, Warren n'est pas le seul à s'inquiéter. La semaine dernière, l'écrivain Louis Hamelin (j'estime au plus haut point son roman La Constellation du Lynx) parlait dans sa chronique au Devoir de la traduction infinie dans nos têtes évoquant au passage le Gaston Miron de l'aliénation délirante (lui qui par ailleurs préférait le mot joual pour dire cheval plutôt que horse! ).

Hamelin met nommément le doigt « dans » le bobo de la créolisation et cite le phénomène du chiac acadien.  Les deux textes sont à lire en complément l'un de l'autre.

En passant, j'apprends que le mot créole désigne à l'origine une race bovine française... 

La question que je me pose pour revenir à Dolan serait peut-être maladroitement celle-ci : est-ce que l'exposition et l'explosion du langage dit aliéné dans une fabrique artistique et créative épaississent ou alourdissent ou répandent encore plus l'aliénation, ou bien est-ce un miroir qui peut provoquer l'émotion, et donc nous fait quelque peu bouger?



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«Mommy»: un grand film, oui, mais…

La langue des personnages de Dolan nous fait comprendre que l’on s’acadianise de plus belle


Le Devoir 11 octobre 2014 | Paul Warren - Ex-professeur de cinéma à l’Université Laval. Auteur, entre autres, de «Fellini, ou la satire libératrice» (VLB, 2003) et des «Secrets du star système américain. Le dressage de l’oeil» (L’Hexagone, 2002). | Cinéma



Xavier Dolan ne voit pas de problème avec les jurons qui secouent la parlure de notre dialecte.
Photo: Michaël Monnier Le DevoirXavier Dolan ne voit pas de problème avec les jurons qui secouent la parlure de notre dialecte.

Mommy : j’ai rarement vu un film où la technique colle aussi bien au sujet traité. C’est remarquable ! Xavier Dolan, qui bâtit des images sur la non-communication, sur l’impossibilité maladive de communiquer, enferme ses trois personnages dans des images-geôles ; il les emprisonne dans des plans carrés qui nous apparaissent plus hauts que larges. Des plans où les personnages sont acculés au mur et dans lesquels ils doivent crier… et sacrer à tue-tête pour s’en sortir.

J’ai noté — vous aussi ? — au milieu et vers la fin du film deux séquences en plans larges, rectangulaires jusqu’au cinémascope. Dolan veut nous montrer ses trois personnages qui nagent dans le bonheur. Dans la première séquence, les deux femmes, Die et Kyla, roulent à vélo et Steve glisse sur sa planche à roulettes. C’est Steve (et c’est carrément génial d’avoir pensé à ça) qui, en pleine euphorie, écarte ses deux bras et ouvre les deux bords de l’écran à l’infini. Les trois personnages sont libres enfin. Die et Kyla en arrivent à pouffer de rire devant le comportement délinquant de Steve qui lance des légumes, derrière lui, sur la route, devant des automobiles qui le suivent. Dans la deuxième séquence, l’écran s’agrandit pour nous montrer nos trois personnages, en automobile, qui quittent Montréal pour aller se promener au bord du fleuve. Dolan compose alors des images et des sons en pleine euphorie audiovisuelle : Die fume une cigarette appuyée sur sa voiture ; elle regarde son fils Steve et son amie Kyla qui s’amusent comme des enfants sur la grève. Et elle rêve : Steve s’en est sorti ; il est diplômé de l’université, il est honoré, il est fêté… il se marie.

Brusquement, l’image s’est dégonflée. Elle s’est remise au carré, sans issue, ni à gauche, ni à droite, ni en haut, ni en bas. Nous sommes dans la voiture, enfermés avec nos trois personnages. Il pleut. Nous découvrons que Die et Kyla conduisent Steve au centre de détention. Dolan va nous fabriquer là les images les plus violentes de son film, en totale contradiction avec celles du rêve qui ont précédé.

J’ai été particulièrement touché par la dernière séquence du film (il y a des images qui vont la suivre, mais qui ne formeront pas des séquences, ce seront plutôt des flashs). Kyla vient visiter Die chez elle. Nous sommes en champ/contrechamp. L’image est bloquée dans le carré, comme à son habitude. Les deux femmes, si elles n’ont plus à s’occuper de la folie de Steve, demeurent enfermées en elles-mêmes. Kyla annonce à Die qu’elle va partir avec son mari pour Toronto. Or, à aucun moment de leur conversation Die n’a révélé (en paroles ou en regard) sa peine de perdre sa meilleure amie. À aucun moment elle n’a pensé à elle. Elle s’est identifiée à Kyla, à son plaisir de connaître Toronto.

À la fin de son film, Dolan nous redit, avec plus de force qu’à aucun autre moment, combien cette femme est grande…, cette mère qui aime plus son fils malade qu’elle ne s’aime elle-même. Et Kyla qui regarde Die (Kyla dont les yeux sont infiniment plus éloquents que la parole) nous dit, en le lui disant, qu’elle sait bien que sa peine de la perdre est immense. Ces deux artistes dans Mommy sont « les deux plus belles femmes du monde », comme l’écrit Jean-Marie Lanlo dans son article remarquable de la revue Séquences.

Inquiétante langue

Mais il y a un « mais » ! Les « crisse de tabarnak », pis les « hostie d’ciboire » qui secouent la parlure de notre dialecte québécois d’un bout à l’autre des formats carrés de Mommy (« quand y pète une fiouse, tasse toé de d’là, parc’que ça joue rough ») m’inquiètent. Xavier Dolan n’y voit pas de problème. On n’a qu’à sous-titrer le film en langue française pour les spectateurs qui parlent français… et à s’exprimer en anglais lors des conférences à Cannes. Et le tour est joué ! Un drôle de tour, qui fait peur.Mommy, qui connaît un succès monstre au Québec et dans le monde, va convaincre encore davantage nos jeunes réalisateurs (ceux qui ne sont pas passés à Hollywood) que c’est drôlement payant de sacrer au grand écran et que notre cinéma doit continuer, plus que jamais, à parler le québécois de la rue et à manger les mots de notre langue. Et c’est comme ça qu’on est en train de s’acadianiser de plus belle. Pour embarquer nos immigrants dans la langue anglaise.


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TRADUCTIONS INFIDÈLES (3 DE 5)

Tous des traducteurs


Le Devoir, 4 octobre 2014 |Louis Hamelin | Livres


Une case d’un album de la série bédé Acadieman, qui raconte les aventures d’un superhéros acadien parlant le chiac.
Photo: Dano LeBlancUne case d’un album de la série bédé Acadieman, qui raconte les aventures d’un superhéros acadien parlant le chiac.

Une amie me décrit le processus mental suivant : elle veut dire « divertir », mais c’est d’abord le mot « entertain »qui se présente au bout de sa langue. Par automatisme, au pif, elle le traduit en français, ce qui donne « entretenir ». Ce n’est pas ça non plus. En un ultime réflexe de sauvegarde linguistique, elle retourne à son « entertain » et le francise illico :entertainer (prononcez « enterténer ») devient alors un verbe : je t’entertaine, tu m’entertaines. Ce minuscule combat qui met aux prises des sons et des sens a occupé une région de son cerveau droit pendant une grosse seconde en tout.

L’amie en question n’évolue pas dans une chanson de Lisa LeBlanc. Elle fait un doctorat en littérature.

Permettez que j’en profite pour faire mon coming out— sortie de placard. J’écris des romans, des essais et des articles en français depuis un quart de siècle, j’ai vécu presque toute ma vie au Québec, et il m’arrive souvent (et en fait plus que jamais) d’entendre les mots, et parfois des phrases complètes, résonner en anglais dans ma tête, obligé que je suis de les traduire ensuite pour les plier à ma langue natale. Ça se produit le plus souvent quand, tel le Miron de la belle époque arpentant canne en l’air et mâchoires claquantes la rue Roy dans le bout de Saint-Denis, j’écris dans ma tête tout en marchant… à l’amour et au reste. Comme si, ici, on n’apprenait pas tant l’anglais qu’on le respirait avec notre oxygène quotidien.

Miron ne traverse pas le paragraphe qui précède pour rien. Les lecteurs de L’homme rapaillé auront reconnu, dans cette esquisse du Québécanthrope en quidam autotraduit, l’inoubliable diagnostic (« tu es la proie de l’osmose ») jadis émis par le poète d’Aliénation délirante. Et depuis, nul linguiste, il me semble, ne nous a emmenés plus loin que ce Miron de 1964. Il avait compris le principal : au Québec, la réalité nous arrive d’abord en anglais. Nous sommes tous des traducteurs…

Ou pas. Car traduire représente un effort, c’est fatigant, c’est de l’ouvrage, rien qu’un autre avatar de cette fatigue culturelle (autre diagnostic célèbre) qui confine aujourd’hui à une déperdition d’énergie collective. Oui, parce que vos amis de trente ans ne sont pas les seuls à truffer leur conversation de mots anglais. Tout en haut de l’échelle de la Kultur, à Radio-Canada, il est devenu courant d’entendre animateurs et invités s’accorder sur le fait que l’atmosphère du dernier CD de Machin-Chouette est peut-être dark, mais que le message, lui, est deep… comme si les bons vieux « sombre » et « profond » ne faisaient tout simplement plus le travail.

Il y a quelques années, pendant un séjour en Acadie, j’ai commencé à m’intéresser au chiac, ce patois franglais qui est au phénomène de la créolisation des langues ce que les combats extrêmes de l’UFC sont à la lutte gréco-romaine. La langue d’Acadieman, un superhéros de bande dessinée, me fascinait. Je n’avais pas tant l’impression d’avoir affaire à un francophone en cours d’assimilation que celle, étrange, de me trouver devant un être linguistiquement vierge, privé de sa langue maternelle et s’amusant à remodeler, à l’aide d’une syntaxe française réduite à un vague souvenir, la matière anglo-américaine brute qui constituait son ordinaire. Acadieman traitait donc le problème de l’assimilation en le retournant cul par-dessus tête : transitoire, même plus en état de s’angliciser, son français ne pouvait plus que travailler l’anglais de l’intérieur, produire des mimiques à la manière d’un spectacle de travestis qui, sur le plan de l’histoire, à l’échelle d’une culture, revenait à décocher un sympathique pied de nez avant la disparition définitive. Les Québécois, m’étais-je dit, devraient s’intéresser au chiac.

Créolisation et création

Bref, Radio Radio et Montréal, même combat ! Dans la polémique de l’été 2014 sur le franglais, une des interventions les plus intelligentes est venue d’un rappeur, Rod le Stod (Le Devoir, 6 août). Il nous y invitait à considérer la langue dans sa dimension affective plutôt que strictement utilitaire : « Ce qui est [problématique], c’est l’utilisation systématique de l’anglais pour décrire le monde qui nous entoure, pour nous exprimer, pour parler de nos émotions. » Prenant lucidement acte de la création — au-delà des expériences langagières s’autorisant de la liberté artistique — d’un véritable « dialecte bilingue » au Québec, le Stod ajoutait : « […] ça ne peut pas devenir un moyen de communication général. Deux langues secondes pour un peuple, c’est ridicule. »

Nous sommes les traducteurs-nés de nous-mêmes. S’exprimer en français sur ce continent se traduit, y compris sur le plan mental, dans l’intimité des pensées de chacun, par une lutte de tous les instants. Or ce petit effort qui demande une seconde, de plus en plus nombreux sont ceux qui, par simple paresse, ou désaffection envers un héritage du passé, refusent de le consentir.

Il y a, dans l’abâtardissement des langues, différents degrés de créativité. Ainsi, la créolisation, au sens qu’a donné à ce mot un Édouard Glissant, constitue le versant positif de l’autotraduction, il s’y joue un authentique processus de création : d’une fusion verbale naît un sens nouveau. C’est ainsi que le « hitch hiking » étasunien est devenu, au pays des québécréoles, « faire du pouce ». L’adepte du franglais qui se contente de repiquer tels quels les mots de l’Autre pour béatement en saupoudrer son discours, avec une servilité étrangère à toute faculté d’adaptation comme à toute préoccupation conceptuelle ou contextuelle, ne crée rien. Il vit dans un univers d’emprunt.

Nous suivions, l’autre jour, le camion d’une entreprise spécialisée dans les équipements de garage. Sur la tôle, en lettrage commercial au milieu d’une liste de services offerts, je lis : VÉRINS (LIFTS). Ce « lifts » ajouté entre parenthèses s’adressant, non à nos compatriotes anglos, mais au grand insécure linguistique en nous. Au Québec, même quand on tombe sur le bon mot, le monde roule en anglais.

« M’a te phoner un call », disait le chiaquophone, notre voisin. Allô ?

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