[...] En effet, je dirais même en gros effets, Mommy nous renvoie à la damnée question de la langue. La langue française des Québécois qui ne sont pas tous diserts, ne sont pas pour autant cois...
J'ai apprécié l'opinion de Paul Warren, ex-professeur en cinéma, dans l'édition du Devoir du 11 octobre, tout d'abord parce qu'il donne un bon aperçu du travail du jeune réalisateur Dolan. Le « oui, mais » dans le titre et le dernier paragraphe du texte vise la langue des personnages du film et me semble être davantage une inquiétude plutôt qu'une réaction morale sur le « bien parler ». Je ne suis pas certain cependant que l'influence de la manière Dolan sur les autres jeunes réalisateurs soit négative en raison de son choix. L'utilisation du joual au théâtre (Les Belles-Soeurs) par Michel Tremblay a fait scandale en 1968. Comment? Mettre en scène le langage des femmes des quartiers populaires de Montréal? Depuis, le joual va et vient dans les créations artistiques diverses. Mais il s'en trouve encore qui trouvent ça bien laid. Sur une page FB de mon réseau, j'ai lu un commentaire de cette dame qui se disait « gênée » que le film Mommy soit rendu en France et se demandait pourquoi donc Dolan tourne dans un milieu « aussi débile».
La réticence de Warren est d'un autre ordre. Elle ne me semble pas moraliste et repose à sa manière un débat sans fin ici sur la fragilité du français en ce coin des Amériques. J'aime beaucoup la veine de Dolan — oui, il est jeune et et parfois il y a des coins ronds dans ses scénarios), mais il n'a pas froid aux yeux en fabriquant des histoires très québécoises alors que les meilleurs cinéastes d'ici sont en train de ravir le cinéma mondial en faisant des films aux USA... C'est le cas notamment de Denis Villeneuve avec Ennemi , de Jean-Marc Vallée avec Dallas Buyers Club et plus récemment Wild , de Philippe Falardeau (son Monsieur Lazar est à voir!) avec The Good Lie et François Girard avec Boychoir .
Ceci étant dit, il est à mon sens très juste de considérer le parler de la rue dans Mommy ( Dolan déclare quelque part qu'il souhaitait que ses personnages parlent et ressemblent aux voisins de son enfance ) est effectivement le signe de l'emprisonnement de « nous même ».
Dans l'Alouette en colère Félix Leclerc parle de son fils en rébellion « qui ne croit ni à Dieu, ni à Diable, ni à moi », puis suivent ces strophes très fortes « J'ai un fils écrasé/ par les temples de la finance/ où il ne peut entrer/ et par ceux des paroles/ où il ne peut sortir »
À cet égard, Warren n'est pas le seul à s'inquiéter. La semaine dernière, l'écrivain Louis Hamelin (j'estime au plus haut point son roman La Constellation du Lynx) parlait dans sa chronique au Devoir de la traduction infinie dans nos têtes évoquant au passage le Gaston Miron de l'aliénation délirante (lui qui par ailleurs préférait le mot joual pour dire cheval plutôt que horse! ).
Hamelin met nommément le doigt « dans » le bobo de la créolisation et cite le phénomène du chiac acadien. Les deux textes sont à lire en complément l'un de l'autre.
En passant, j'apprends que le mot créole désigne à l'origine une race bovine française...
La question que je me pose pour revenir à Dolan serait peut-être maladroitement celle-ci : est-ce que l'exposition et l'explosion du langage dit aliéné dans une fabrique artistique et créative épaississent ou alourdissent ou répandent encore plus l'aliénation, ou bien est-ce un miroir qui peut provoquer l'émotion, et donc nous fait quelque peu bouger?
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«Mommy»: un grand film, oui, mais…
La langue des personnages de Dolan nous fait comprendre que l’on s’acadianise de plus belle
Le Devoir 11 octobre 2014 | Paul Warren - Ex-professeur de cinéma à l’Université Laval. Auteur, entre autres, de «Fellini, ou la satire libératrice» (VLB, 2003) et des «Secrets du star système américain. Le dressage de l’oeil» (L’Hexagone, 2002). | Cinéma
Mommy : j’ai rarement vu un film où la technique colle aussi bien au sujet traité. C’est remarquable ! Xavier Dolan, qui bâtit des images sur la non-communication, sur l’impossibilité maladive de communiquer, enferme ses trois personnages dans des images-geôles ; il les emprisonne dans des plans carrés qui nous apparaissent plus hauts que larges. Des plans où les personnages sont acculés au mur et dans lesquels ils doivent crier… et sacrer à tue-tête pour s’en sortir.
J’ai noté — vous aussi ? — au milieu et vers la fin du film deux séquences en plans larges, rectangulaires jusqu’au cinémascope. Dolan veut nous montrer ses trois personnages qui nagent dans le bonheur. Dans la première séquence, les deux femmes, Die et Kyla, roulent à vélo et Steve glisse sur sa planche à roulettes. C’est Steve (et c’est carrément génial d’avoir pensé à ça) qui, en pleine euphorie, écarte ses deux bras et ouvre les deux bords de l’écran à l’infini. Les trois personnages sont libres enfin. Die et Kyla en arrivent à pouffer de rire devant le comportement délinquant de Steve qui lance des légumes, derrière lui, sur la route, devant des automobiles qui le suivent. Dans la deuxième séquence, l’écran s’agrandit pour nous montrer nos trois personnages, en automobile, qui quittent Montréal pour aller se promener au bord du fleuve. Dolan compose alors des images et des sons en pleine euphorie audiovisuelle : Die fume une cigarette appuyée sur sa voiture ; elle regarde son fils Steve et son amie Kyla qui s’amusent comme des enfants sur la grève. Et elle rêve : Steve s’en est sorti ; il est diplômé de l’université, il est honoré, il est fêté… il se marie.
Brusquement, l’image s’est dégonflée. Elle s’est remise au carré, sans issue, ni à gauche, ni à droite, ni en haut, ni en bas. Nous sommes dans la voiture, enfermés avec nos trois personnages. Il pleut. Nous découvrons que Die et Kyla conduisent Steve au centre de détention. Dolan va nous fabriquer là les images les plus violentes de son film, en totale contradiction avec celles du rêve qui ont précédé.
J’ai été particulièrement touché par la dernière séquence du film (il y a des images qui vont la suivre, mais qui ne formeront pas des séquences, ce seront plutôt des flashs). Kyla vient visiter Die chez elle. Nous sommes en champ/contrechamp. L’image est bloquée dans le carré, comme à son habitude. Les deux femmes, si elles n’ont plus à s’occuper de la folie de Steve, demeurent enfermées en elles-mêmes. Kyla annonce à Die qu’elle va partir avec son mari pour Toronto. Or, à aucun moment de leur conversation Die n’a révélé (en paroles ou en regard) sa peine de perdre sa meilleure amie. À aucun moment elle n’a pensé à elle. Elle s’est identifiée à Kyla, à son plaisir de connaître Toronto.
À la fin de son film, Dolan nous redit, avec plus de force qu’à aucun autre moment, combien cette femme est grande…, cette mère qui aime plus son fils malade qu’elle ne s’aime elle-même. Et Kyla qui regarde Die (Kyla dont les yeux sont infiniment plus éloquents que la parole) nous dit, en le lui disant, qu’elle sait bien que sa peine de la perdre est immense. Ces deux artistes dans Mommy sont « les deux plus belles femmes du monde », comme l’écrit Jean-Marie Lanlo dans son article remarquable de la revue Séquences.
Inquiétante langue
Mais il y a un « mais » ! Les « crisse de tabarnak », pis les « hostie d’ciboire » qui secouent la parlure de notre dialecte québécois d’un bout à l’autre des formats carrés de Mommy (« quand y pète une fiouse, tasse toé de d’là, parc’que ça joue rough ») m’inquiètent. Xavier Dolan n’y voit pas de problème. On n’a qu’à sous-titrer le film en langue française pour les spectateurs qui parlent français… et à s’exprimer en anglais lors des conférences à Cannes. Et le tour est joué ! Un drôle de tour, qui fait peur.Mommy, qui connaît un succès monstre au Québec et dans le monde, va convaincre encore davantage nos jeunes réalisateurs (ceux qui ne sont pas passés à Hollywood) que c’est drôlement payant de sacrer au grand écran et que notre cinéma doit continuer, plus que jamais, à parler le québécois de la rue et à manger les mots de notre langue. Et c’est comme ça qu’on est en train de s’acadianiser de plus belle. Pour embarquer nos immigrants dans la langue anglaise.
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Tous des traducteurs
Une amie me décrit le processus mental suivant : elle veut dire « divertir », mais c’est d’abord le mot « entertain »qui se présente au bout de sa langue. Par automatisme, au pif, elle le traduit en français, ce qui donne « entretenir ». Ce n’est pas ça non plus. En un ultime réflexe de sauvegarde linguistique, elle retourne à son « entertain » et le francise illico :entertainer (prononcez « enterténer ») devient alors un verbe : je t’entertaine, tu m’entertaines. Ce minuscule combat qui met aux prises des sons et des sens a occupé une région de son cerveau droit pendant une grosse seconde en tout.
L’amie en question n’évolue pas dans une chanson de Lisa LeBlanc. Elle fait un doctorat en littérature.
Permettez que j’en profite pour faire mon coming out— sortie de placard. J’écris des romans, des essais et des articles en français depuis un quart de siècle, j’ai vécu presque toute ma vie au Québec, et il m’arrive souvent (et en fait plus que jamais) d’entendre les mots, et parfois des phrases complètes, résonner en anglais dans ma tête, obligé que je suis de les traduire ensuite pour les plier à ma langue natale. Ça se produit le plus souvent quand, tel le Miron de la belle époque arpentant canne en l’air et mâchoires claquantes la rue Roy dans le bout de Saint-Denis, j’écris dans ma tête tout en marchant… à l’amour et au reste. Comme si, ici, on n’apprenait pas tant l’anglais qu’on le respirait avec notre oxygène quotidien.
Miron ne traverse pas le paragraphe qui précède pour rien. Les lecteurs de L’homme rapaillé auront reconnu, dans cette esquisse du Québécanthrope en quidam autotraduit, l’inoubliable diagnostic (« tu es la proie de l’osmose ») jadis émis par le poète d’Aliénation délirante. Et depuis, nul linguiste, il me semble, ne nous a emmenés plus loin que ce Miron de 1964. Il avait compris le principal : au Québec, la réalité nous arrive d’abord en anglais. Nous sommes tous des traducteurs…
Ou pas. Car traduire représente un effort, c’est fatigant, c’est de l’ouvrage, rien qu’un autre avatar de cette fatigue culturelle (autre diagnostic célèbre) qui confine aujourd’hui à une déperdition d’énergie collective. Oui, parce que vos amis de trente ans ne sont pas les seuls à truffer leur conversation de mots anglais. Tout en haut de l’échelle de la Kultur, à Radio-Canada, il est devenu courant d’entendre animateurs et invités s’accorder sur le fait que l’atmosphère du dernier CD de Machin-Chouette est peut-être dark, mais que le message, lui, est deep… comme si les bons vieux « sombre » et « profond » ne faisaient tout simplement plus le travail.
Il y a quelques années, pendant un séjour en Acadie, j’ai commencé à m’intéresser au chiac, ce patois franglais qui est au phénomène de la créolisation des langues ce que les combats extrêmes de l’UFC sont à la lutte gréco-romaine. La langue d’Acadieman, un superhéros de bande dessinée, me fascinait. Je n’avais pas tant l’impression d’avoir affaire à un francophone en cours d’assimilation que celle, étrange, de me trouver devant un être linguistiquement vierge, privé de sa langue maternelle et s’amusant à remodeler, à l’aide d’une syntaxe française réduite à un vague souvenir, la matière anglo-américaine brute qui constituait son ordinaire. Acadieman traitait donc le problème de l’assimilation en le retournant cul par-dessus tête : transitoire, même plus en état de s’angliciser, son français ne pouvait plus que travailler l’anglais de l’intérieur, produire des mimiques à la manière d’un spectacle de travestis qui, sur le plan de l’histoire, à l’échelle d’une culture, revenait à décocher un sympathique pied de nez avant la disparition définitive. Les Québécois, m’étais-je dit, devraient s’intéresser au chiac.
Créolisation et création
Bref, Radio Radio et Montréal, même combat ! Dans la polémique de l’été 2014 sur le franglais, une des interventions les plus intelligentes est venue d’un rappeur, Rod le Stod (Le Devoir, 6 août). Il nous y invitait à considérer la langue dans sa dimension affective plutôt que strictement utilitaire : « Ce qui est [problématique], c’est l’utilisation systématique de l’anglais pour décrire le monde qui nous entoure, pour nous exprimer, pour parler de nos émotions. » Prenant lucidement acte de la création — au-delà des expériences langagières s’autorisant de la liberté artistique — d’un véritable « dialecte bilingue » au Québec, le Stod ajoutait : « […] ça ne peut pas devenir un moyen de communication général. Deux langues secondes pour un peuple, c’est ridicule. »
Nous sommes les traducteurs-nés de nous-mêmes. S’exprimer en français sur ce continent se traduit, y compris sur le plan mental, dans l’intimité des pensées de chacun, par une lutte de tous les instants. Or ce petit effort qui demande une seconde, de plus en plus nombreux sont ceux qui, par simple paresse, ou désaffection envers un héritage du passé, refusent de le consentir.
Il y a, dans l’abâtardissement des langues, différents degrés de créativité. Ainsi, la créolisation, au sens qu’a donné à ce mot un Édouard Glissant, constitue le versant positif de l’autotraduction, il s’y joue un authentique processus de création : d’une fusion verbale naît un sens nouveau. C’est ainsi que le « hitch hiking » étasunien est devenu, au pays des québécréoles, « faire du pouce ». L’adepte du franglais qui se contente de repiquer tels quels les mots de l’Autre pour béatement en saupoudrer son discours, avec une servilité étrangère à toute faculté d’adaptation comme à toute préoccupation conceptuelle ou contextuelle, ne crée rien. Il vit dans un univers d’emprunt.
Nous suivions, l’autre jour, le camion d’une entreprise spécialisée dans les équipements de garage. Sur la tôle, en lettrage commercial au milieu d’une liste de services offerts, je lis : VÉRINS (LIFTS). Ce « lifts » ajouté entre parenthèses s’adressant, non à nos compatriotes anglos, mais au grand insécure linguistique en nous. Au Québec, même quand on tombe sur le bon mot, le monde roule en anglais.
« M’a te phoner un call », disait le chiaquophone, notre voisin. Allô ?
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