04 janvier 2011

Carnets pelés 34 - Les janviers sous zéro où je démarrerai mon Char






« Et l’ombre du sablier enterre la nuit »
— René Char



2 janvier 2004
Quel pet sec que ce 2 janvier! Hier, raquette à Ste-Marguerite chez M&M. De la neige plein mes coffres. Je retourne à ma composition. Je redis que ce carnet n’est qu’accidentellement un journal.

4 janvier 2004
Ambiance à faire crochir les poutres du pont Jacques-Cartier. Passons. J'ai repris la filière de la réécriture. J'ai choisi René Char, laboureur ordonné. Ma plume va bien. La montagne des mots pour escalader l'impossible petite journée. Nous aurons la nuit entre les dents du silence.

5 janvier 2004, dans ma chambre, l’étoile du jour
Lecture de Char. À la fin des Œuvres complètes se trouve un commentaire de Jean Beaufret, très collé sur Heidegger et son étant décomposé qui va avec et qui est sans fond, pour le dire comme Josiane Ayoub, où le dialogue de la pensée avec la poésie est repris : la poésie est en avant de l’action, répète-t-il. Tel serait selon lui le trait d’encre qui traverse toute l’œuvre de Char.

Un exemple venu de loin éclaire cette posture : la poésie donnée par Homère contient déjà tous les embranchements que les philosophes parcourront plus tard pour les nouer en forme de cartes à jouer. Si c’est le cas, le dialogue de la poésie avec la pensée est fécond dans la mesure où la poésie se dégage de la pensée au lieu de s’y engager.

Bon!

Cet énoncé est surprenant et enclenche un suspens théorique. Georges Leroux disait lors d’un atelier d’introduction sur l’écriture et la méthode en philosophie : « La théorie précède toujours l’action.» La science physique du XXe siècle regorge d’exemples où les calculs mathématiques ont en effet précédé l’observation empirique. Sur le plan existentiel, par contre, nous savons que le petit de l’homme a vécu des masses d’expériences avant même de pouvoir émettre un seul mot. La pensée précède-t-elle le langage? La pensée est-elle une action? Le langage est lui-même action. Tout cela n’est pas clair, mais l’enfant de quatre ans qui joue dehors à tamiser le soleil du midi au-dessus de sa tête, les yeux mi-clos, un genou replié dans sa petite voiture qui lui sert d’automobile, file sans le savoir dans le faire, c’est-à-dire qu’il tranche dans la poésie bien avant de soupçonner la mécanique des étoiles. Lui apprendra-t-on seulement comme il le faudrait la physique à l’école? Il se forge au présent une idée sensuelle de l’étoile du jour. Le cerveau grouille, ébloui. Il passe dans le temps. Puis oubliera qu’il apprenait ainsi à voler.

Personne ne doutera que nous parlions ici de « sur-vie », sinon de pragmatisme, de l’existence qui précède l’essence, de relativité, d’intuitions, d’étonnement, de poésie abordée de vive voix. Voilà le lieu dégagé de la pensée. Pourvu que l’on aime marcher. Pourvu que l’on n’entende pas la pensée et la praxis comme découlant de la forme pure collée au ciel des Idées.

L’œuvre des grands poètes est parfois comme un soleil saisissant. Parfois non. Ça dépend de la voix, de l’air, des partis pris. Mais si oui, alors, au loin, les pas dans la nuit illimitée sur le sol qui vous dénonce ont précédé le grain de vent qui fera veiller tard.

L’humus avant l’altitude du regard.

31 décembre 2008, dans ma chambre à Béthanie
Le soir se dévisse tout seul. Je ne m’habitue pas d’être mort à cause des rayons de vie, du témoin en vous qui déboule. C’est une question de disponibilité.

30 décembre 2001, cuisine
Lecture de l’Amitié de Maurice Blanchot qui cite René Char. La littérature comme pouvoir de contestation de ce qui est, y compris elle-même :
« (…) toute littérature importante nous apparaît comme une littérature d’aurore terminale : dans sa nuit veille le désastre, mais en elle aussi toujours se préserve une disponibilité, une inclémence du non-moi, une patiente imagination en armes qui nous introduit à cet état de refus incroyable. »

1er janvier 2002, dans mon lit
Il faudrait résolument entrer dans une période d’insensibilité apparente, dans cet état que Pierre Michon a appelé la mort vivante de l’écrivain, ce métier auquel je rêve avec l’exactitude du paresseux.

13 janvier 2002, station Beaudry
Au détour d’une phrase me revient un souvenir très particulier de Georges Leroux que j’ai surpris un jour à quatre pattes dans son bureau à l’université en train de vider une poche de livres fraîchement livrée de France par bateau. En effet, sous la plume d’Anne Cauquelin, dans son Aristote (Seuil, 1974), à la page 23, je lis : « L’horizon, c’est cela – la vie est dans les livres. » Mais Georges disait mieux. Il disait : « La vie dans les livres. »

Georges Leroux, la vie dans les livres (Photo UQAM).


18 janvier 2002, au bureau
Pingouins d’Afrique du grand barrage de nos cœurs : la tempête laissera une marque de sabot sur le front.

14 janvier 2004, station Langelier
Matin de froid extrême. Autour de moi, sept passagers sur huit sont en train de lire.

7 janvier 2006, café en face de la Place des Arts
Ça aurait bien pu être cela mon samedi soir : m’asseoir devant un café avec un gâteau blanc à la vanille dans l’ambiance d’une musique techno wési-wéso, et puis rouler un peu à bille sur du papier après avoir marché sur les trottoirs mi-glacés, mi-arrosés de sloche brunâtre, de la Grande Bibliothèque jusqu’au cinéma Parisien où De battre mon cœur s’est arrêté est encore à l’affiche. Dans mon inséparable sac à dos, L’hiver de force de Ducharme : « C’est notre dégoût de la grosseur du tas des écrasés du cœur qui va nous sauver. »  

Il y a deux jours, Michel Garneau m’a envoyé un courriel plein de vie. Ce fut un événement jouissif.

8 janvier 1999, vendredi soir, j’écoute la radio
Garneau aux Décrocheurs d’étoiles fait un texte de 1970 jamais lu en public. Treize jours de prison en octobre. C’est assez pour filer comme
« un arbre de Noël de blues. »

Au poète André Velter avec qui il s’entretient en studio, il dit : « Parfois, je comprends tout (d’un poème) et ça ne me saisit pas. D’autres fois, je ne comprends pas tout à fait, mais ça me saisit! »

Il m'avait dit une fois : « Je ne comprends pas toutes tes images, mais je les sens tout le temps. »

16 janvier 2006, salle de repos des employés
Dehors, il fait bleu et froid. J’ai le goût d’un jus de fruit avec du rhum brun. Je me contente d’un jus de pomme Dole un peu sec.

Hier, j’ai repensé à l’esprit de Molly. Cela m’a fait pasticher le passage des pierres dans la bouche pour la route : « J’ai seize roches à sucer dans les poches de mon esprit ».

30 janvier 2009, terminus d’autobus de Montréal
Je m’intoxiquais d’un crachat amer resté collé aux parois du cerveau. Je pars tout de go pour Ottawa.

4 janvier 1998
Ne serait-ce que pour soulever un seul instant l’acte d’écrire, j’aimerais écrire au présent avec une concentration telle que seul l’enchaînement heureux des mots en marquerait la nécessité.

« (...) and there's also no sense of time. There's no respect for it. You've got yesterday, today and tomorrow all in the same room, and there's very little you can't imagine not happening » {- Bob Dylan, Interview with Jonathan Cott, Rolling Stone 11/16/78}.

1er janvier 2001, sur le sofa
Voici quelques noms de poètes de la même talle que j’aurais souhaité aborder au cours de l’an 2000. Mais sur quelle planète m’a-t-on ligoté?

Al Alvarez : Where did it All go right (William Morrow, 2000); The Savage God;

Phil P. Larkin, High Windows;




8 janvier 2001, dans mon lit
Dans L’appel des mots de Serge Patrice Thibodeau, je lis que Saint-Jean de La Cruze est mort en 1591, canonisé en 1726, nommé patron des poètes espagnols en 1952.

Patron des poètes? Et qui donc l’a ainsi auréolé? Pie XII!

4 janvier 2011
Au hasard, le vent du Mont Char :
« Dans un sentier étroit
J’écris ma confidence
N’est pas minuit qui veut »

« L’écart majeur entre poésie et pensée est peut-être que la poésie existe déjà tandis que la pensée ne pense pas encore »
— Jean Beaufret in René Char, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1983, p. 1141.

«(...) l'appel de justice qui s'entend sur tous les territoires de René Char : cet appel ne s'est en effet jamais démenti, il n'est pas confiné aux recueils marqués de manière plus nette par la guerre, il traverse toute l'œuvre et emporte avec lui tout ce que le poète veut d'abord poser comme réclamation et émotion de la révolte, comme ouverture vers l'avenir. Char, il faut le rappeler, a multiplié les déclarations qu'il chargeait de l'énoncé des principes de sa poétique. Il écrit par exemple: " Ce qui vous fascine dans mon vers, c'est l'avenir, glissante obscurité d'avant l'aurore, tandis que la nuit est au passé déjà."»

Georges Leroux, Le Devoir, Littérature française - Hommage à René Char, 8/09/2007.



11 commentaires:

atlas a dit...

La poésie est explication d’un atome pluriel
Le revers multiple d’une pensée concaténée
Par des règles oulipiennes qu’elles créent et dépassent
Cheminant seule sur les traces de l’histoire

L’existence précède l’essence
De la même façon que l’homme Dieu
Aux confins de l’idée d’infinité
Où se béatifie l’orgasme de l’idée absolue

Mais également l’inverse à condition de divertir
Les conditions de l’énonciation couchée sur vélin
Retenue par une tranche cousue de fil blanc
Plus un pigment comme une retouche numérique

gmc a dit...

"Ça dépend de la voix, de l’air, des partis pris"

non, ça dépend de l'oreille qui lit le texte

pour la dernière citation de beaufret: la pensée n'est qu'un outil au service de la poésie, comme le rabot pour l'ébénisterie, en quelque sorte.

meilleurs voeux, mister jack; des nouvelles de nina?

Jack a dit...

Oui, mais, le rabot dans la gorge fait des copeaux! Et la littérature, c'est de la philosophie autrement.

Nina est vivante.

Vœux à volonté.

Jack a dit...

Atlas, est-ce toi GMC?

gmc a dit...

atlas géopoéthique?^^ non, c'est jérôme hugounet, un gars plutôt cool dont la machine à laver les mots n'a pas de fonction essorage^^

mes amitiés à nina, au cas où tu la voies.

pour le rabot, c'est mieux dans la main, jack, et un copeau peut aussi s'appeler poème, si la confiance guide la main qui découpe sa forme dans la matière.

pour la philo: les poètes sont des escrocs qui se savent tels, les philosophes sont des escrocs qui se prétendent honnêtes.

Jack a dit...

« les poètes sont des escrocs qui se savent tels, les philosophes sont des escrocs qui se prétendent honnêtes.»

Cher GMC, que voilà des énoncés gratuits et faciles qui font plouc dans la généralisation crasse et fermée! Aucun millage à faire là-dessus. Même pas comique.

Les poètes ont parfois des crocs.

Jack a dit...

@atlas : que voici des vers bien tournés qui donnent,entre autres, envie de creuser sous le verbe concaténer. On y croisera en littérature, et c'est plus amusant que les néologismes à cent pistons, les joyeuses figures de style telles que l'anadiplose et l'épanadiplose. La langue de Molière n'est définitivement pas perdue dans la petite poche-arrière de la tour de Babel soit-disant uni-formatée, en mini-jupe & speak english.

Jack a dit...

Mais quel est le sujet de « elles » dans : « Par des règles oulipiennes qu’elles créent et dépassent » ?

gmc a dit...

@atlas: t'as oublié des bagages en route? ou t'as découvert l'esssorage?^^

mais jack, je suis un plouc, aucun problème là-dessus^^, et puis, gratuits et faciles, ça me va bien aussi^^


RIEN A DECLARER

Les poètes sont des crows
Qui fument des Raven A
Comme Acapulco
Le long d'autoroutes calcinées
Sur lesquels veillent
Le rêve et ses succès damnés
Comme un tableau de Bosch
Dans lequel un solo de Jimi
Enumère les langueurs
De la fée électricité

Anonyme a dit...

Craven A? Sinon, rien à décaler.
jd

pseudonymes1 a dit...

ça va pas non, de donner mon nom... mais !

Pour le "elles", c'est amusant je me souviens, aujourd'hui, m'être posé la question, et de l'avoir laissé suspendue dans son suspense.

Je devais avoir lu un truc quelque part où je n'avais moi-même pas compris quel était le sujet et avoir trouvé l'oubli heureux.

Un gars plutôt cool... nom mais...

Quant à l'essoreuse, tu auras bien vu qu'elle ne m'accompagne qu'ailleurs que chez moi. Parce qu'elle est difficile à trimballer, je m'en dispense à la maison.