19 mars 2011

Le jazz sous influences...

Mentionnons tout d'abord que Benoît LeBlanc sera ce soir au Bistro Mousse Café, 2522, rue Beaubien Est (entre Molson et Iberville).  Il fera la première partie vers les 21 h, suivi de Louis-Dominique Lévesque en trio acoustique. « J'ai quelques nouvelles chansons au piano et la guitare », nous dit Benoît.

Il y a quelques temps, j'ai reçu de Benoît un article inédit très étoffé qui remonte aux origines françaises et créoles du jazz dont le berceau demeure la belle Louisiane sucrée.  Ces joueuses et joyeuses influences sont à proprement parler tombées entre deux craques de l'histoire des Français d'Amérique.  La mémoire longue de LeBlanc ravive pour le lecteur  un paysage musical d'autant plus touchant qu'il s'agit de notre âme même.

Je suis très honoré que Benoît me permette de publier son texte sur Train de nuit. Bonne route au pays du Soleil est proche couché.
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LE JAZZ ET LA LOUISIANE CRÉOLE

Le livre de l’auteur belge Robert Goffin, Histoire du jazz (1945), semble avoir surpris plusieurs experts du jazz quand ce dernier a reconnu, par exemple, dans Tiger Rag le célèbre quadrille français La Marseillaise (aucun rapport avec l’hymne). Dans son avant-propos Goffin écrit au sujet de son pèlerinage à La Nouvelle-Orléans : « Les vieux nègres métissés de la section créole parlent encore le français; je connais un dentiste qui soigne ses clients en public et chante les premiers airs qui marquèrent la rupture entre la musique dite classique et le ragtime; certaines chansons étaient en patois créole,d’autres en anglais. » Si l’on excepte le célèbre ethnographe Alan Lomax, pour qui la langue française ne semblait pas étrangère, Goffin est quasiment le seul historien du jazz – il était Belge, il était francophone – à avoir reconnu la marque profonde de la culture française sur la musique jazz.

Si vous vous intéressez à l’histoire du jazz, il se peut que vous ayez vu la série du cinéaste Ken Burns sur le jazz. Le premier film de la série, Gumbo, est très fascinant; on y apprend beaucoup de choses. Le jazz y est présenté comme une sorte de creuset où une multitude d’ingrédients s’y sont mélangés – de là le titre Gumbo. Selon lui l’apport français ne semble pas tenir une place tellement plus importante que l’apport irlandais ou italien, etc. Parmi l'ensemble de tout ce que j'ai lu sur la Louisiane, je tiens le livre de Gwendolyn Midlo Hall, Africans in Colonial Louisiana, pour essentiel si l’on veut bien comprendre la culture louisianaise. À la fin de son ouvrage Gwendolyn Midlo Hall insiste sur le fait qu’il n’est pas possible pour un historien de bien comprendre la Louisiane s’il ne sait lire ni le français ni l’espagnol. Por que, amigos ? Tout simplement parce que trop de documents officiels ont été rédigés dans ces deux langues durant les dix-huitième et dix-neuvième siècles pour se permettre de les ignorer. L’histoire du jazz étant inextricablement liée à celle de la Louisiane, il est normal qu’un chercheur étasunien, qui ne maîtrise que la langue de Steinbeck et Faulkner, néglige des pans entiers des commencements du jazz.

Mais revenons à Robert Goffin. Dès le premier chapitre de son Histoire du jazz, il énonce ceci
« Comme tous les phénomènes artistiques, le jazz est le résultat d’une addition dont les termes sont à mon sens : la musique africaine, la musique française et américaine, et le folklore! » La réalité est peut-être un peu plus complexe que ça, mais Goffin a tout de même su reconnaître l’importance de la contribution française à la genèse du jazz. Cette contribution s’est faite de diverses façons : tantôt par un certain esprit, une manière de faire les choses, un savoir-vivre latin, tantôt par la forme. J’espère que ce premier texte jette un peu de lumière sur des aspects majeurs négligés, ou carrément oubliés, par l’Histoire.

La Louisiane française : le pays où l'on danse
 
Comme point de départ, je vous livre deux courts extraits du merveilleux livre de Gérard Dôle, Histoire musicale des Acadiens (1995). Au chapitre 2, intitulé La musique et la danse des habitants de Basse-Louisiane au XVIIIe siècle, Dôle suggère que la danse tient en Louisiane une place considérable. Il cite Baudry des Lozières dans Second voyage à la Louisiane qui soutient que… « C’est le pays où l’on danse le plus ». Dôle propose ensuite ce passage de McGinty dans A History of Louisiana (1951) qui affirme que les Français ne se lassent jamais de danser : « The French dance in the winter to keep warm, and in the summer they dance to keep cool ». Le ton est donné.  

C’est ce que confirme Gérard Herzhaft dans son ouvrage Americana, Histoire des musiques de l’Amérique du Nord (2005). Il écrit : « La culture et les mœurs françaises vont marquer très durablement La Nouvelle-Orléans, même si la ville est cédée aux Espagnols de 1762 à 1803, puis vendue par Napoléon 1er à la jeune République américaine. Les bals français avec leurs codes et leurs manières inspirées de la cour de Versailles deviennent immanquablement néo-orléanais. La musique est partout : bals, innombrables concerts, rencontres et annonces musicales, tavernes où coule à flots alcool et musique. »  Herzhaft corrobore les propos de Henry A. Kmen. Ce dernier a clairement démontré dans Music in New Orleans (1966) combien la musique européenne a eu un impact profond sur la population de cette ville – toutes races confondues. Des voyageurs passant par La Nouvelle-Orléans au milieu du 19e siècle étaient fort étonnés d’entendre des esclaves chantonner des airs d’opéra. Alors que cette ville comptait 40 00 habitants on y dénombrait pas moins de trois salles d’opéra, certains esclaves rusaient pour y pénétrer afin de goûter cette musique…

Poursuivons. À la page 81 de Mister Jelly Roll de Alan Lomax, Jelly Roll Morton, de son vrai nom Ferdinand Lamothe, affirme ceci : « La musique de jazz vint de La Nouvelle-Orléans et cette ville était habitée par des hommes d’à peu près toutes les races de la surface du globe; les Français, bien entendu, y étaient nombreux. La plupart des airs de La Nouvelle-Orléans étaient donc d’origine française. » Ce que confirme Goffin à la page 29 de son Histoire du jazz : « (…) le mot jazz n’est pas encore né, la terminologie locale appelle ces morceaux des Rambles, des Rags ou des Shouts. Et c’est ainsi que de nombreuses marches françaises furent transformées selon un mouvement et une accentuation qui ont complètement modifié le thème original. Pour ma part, je me souviens très bien des marches d’où naquirent High Society et Panama. »

Ce n’est donc pas le fruit du hasard si la première chanson que Alyn Shipton cite dans son A New History of Jazz (2001) – admirable ouvrage unanimement salué par la critique — est Missié d’Artaguette, déterrée dans un bouquin de Grace King (1895) intitulé New Orleans :

Di temps missié d’Artaguette
Hé! Ho! Hé!
C’était, c’était bon temps
Yé té menin monde a la baguette
Hé! Ho! Hé!
Pas nègres, pas rubans
Pas diamants
Pour dochans (des gens)
Hé! Ho! Hé!

L'esprit latin : un certain facteur de préservation de l'âme africaine

Comme tous les autres historiens de jazz, Shipton constate l’importante présence d’une culture franco-créole en Louisiane et, bien sûr, au cœur du berceau du jazz, La Nouvelle-Orléans. C’est cependant dans l’ouvrage de Marshall W. Stearns, The Story of Jazz (1956), que nous comprenons de quelle manière la culture française — et aussi espagnole dans une certaine mesure — avec son esprit latin et sa tradition catholique a su agir sur la culture néo-orléanaise. Tout comme Shipton, dès le premier chapitre, il cite également une chanson en créole français : Sali Dame, chantée par le clarinettiste créole Albert Nicholas :

Si vous tchoué ain poule pour moi
Mêlé li dans in fricassé
Pas blié mette la sauce tomate
Avec ain gallon di vin
Sali dame, Sali dame, Sali dame, un bonjour
Sali dame, laissez-moi woir, to-to, woir to-to (ton derrière).
 
Sali Dame a été enregistrée en 1947 par le Baby Dodds Trio. Nous reviendrons plus loin sur cette chanson qui touche le cœur des origines du jazz beaucoup plus qu’il n’y paraît.
 
Ce qu’il faut peut-être d’abord retenir c’est cette idée bien formulée par Alan Lomax dans son livre consacré à Jelly Roll Morton : « Ainsi, la tolérante Nouvelle-Orléans assimila lentement, au cours des siècles, les influences musicales ibérique, africaine, cubaine, parisienne, martiniquaise et américaine. Toutes ces saveurs se retrouvent dans le jazz, car le jazz est une espèce de gombo musical. Mais celui qui goûta, remua, qui surveilla la potée de gombo, ce fut le Créole de couleur de La Nouvelle-Orléans. »

Dans le même ordre d’idée, je propose cette autre citation : « La musique de tous les styles se  faisait entendre partout, du simple salon de coiffure aux salles de concert. On y comptait notamment de nombreux orchestres classiques où musiciens blancs et musiciens de couleur se côtoyaient souvent. On relève même l’existence d’une Negro Philarmonic Society datant de 1830. »

De leur côté, Bergerot et Merlin dans L'épopée du jazz mentionnent que « L’une des particularités de La Nouvelle-Orléans était son importante communauté créole, issue de nombreuses relations extra-conjugales que les propriétaires blancs semblent s’être autorisées avec leurs esclaves. Plus particulièrement les propriétaires français, qui continuèrent après l’émancipation des Noirs à entretenir des maîtresses de couleur, et qui avaient réservé un statut spécial à leurs esclaves au teint plus clair, les affranchissant en de nombreuses occasions. Distincts des Noirs de race strictement africaine, les Créoles considéraient ces derniers avec mépris, affichant volontiers leur standing. Aussi furent-ils nombreux à recevoir une formation musicale et à briller par leur virtuosité à l’époque du ragtime. Mais, rejetés par les lois raciales qui les considéraient de toute façon comme des “nègres”, ils restèrent en contact avec les autres musiciens noirs. L’émulation entre les deux constitua un facteur extrêmement stimulant pour la genèse du jazz. » ( L’épopée du jazz, Franck Bergerot et Arnaud Merlin, p. 42).

L’apport des communautés non anglo-saxonnes est multiple et en analyser tous les aspects se révèle un exercice quelque peu complexe. En simplifiant un peu, on peut avancer que par exemple la communauté des esclaves afro-créoles a apporté la polyrythmie qui est l’un des facteurs déterminants de la profonde originalité du jazz; la communauté des Créoles de couleur, fortement européanisée, a amené le côté plus joyeux et léger du jazz en plus de la technique (Louis Armstrong a été l’un des rares Noirs de culture anglo-américaine à être accueilli dans un orchestre créole, ce qui lui a permis de développer sa technique et voir s’épanouir son génie); la communauté des Blancs francophones a enrichi la vie culturelle de La Nouvelle-Orléans avec son amour de la fête, de la musique et de la danse; le règne espagnol a nourri ce même sens de la fête en plus d’offrir des rythmes ibériques à la vie néo-orléanaise. Et ainsi de suite.

Ces influences se vérifient dans le répertoire et le style du jazz de La Nouvelle-Orléans. Je propose ces titres de chansons typiquement néo-orléanaises qui ont été enregistrées par des jazzmans créoles : Hey Là-bas, Mo Pa Lemmé Ça , Salée Dame, Les Ognons, Creole Blues, Creole Song, Blanche Touquetou, Un Aut’ Cancan, Vendeur Pistache, Madame Bécassine, Aie Aie Aie, Quand Mo Tait Pitit, Creole Bobo, Lastic… On peut ajouter à cette liste quelques titres du trompettiste Dee Dee (ou Delacroix) Pierce qui a enregistré des versions créoles de All Of Me, Hello Dolly et Big Mamou.

Toutes ces chansons sont chantées en un créole assez près du français standard et la plupart sont marquées par les rythmes afro-antillais. On peut d’ailleurs retracer certaines de ces chansons dans le répertoire afro-créole du 19e siècle. Chose étonnante, ces chansons ont une couleur très européenne. On s’imagine que tous les esclaves louisianais chantaient des work songs comme l’ont illustré certains cinéastes qui ont voulu reproduire en fiction la Louisiane du 19e siècle. Or les esclaves créoles jouaient une musique plutôt joyeuse (pas toujours bien sûr) avec des propos qui exprimaient clairement leur penchant pour les bonnes choses de la vie. Au vrai, ces chansons ne sont pas très différentes de ce que l'on entendait à la Guadaloupe, en Martinique ou en Haïti. La chanson de jazz Hé Là-bas (il doit en exister plus de vingt versions) en est un exemple typique tout comme Sali Dame déjà citée dans ce texte. D'ailleurs, on jurerait que la version de Hé Là-bas par Paul Barbarin est jouée par un ensemble antillais. Les autres chansons sont satiriques et se moquent souvent de l’homme de couleur libre (après la guerre de Sécession il est devenu le Créole de couleur). Ce penchant pour la chanson satyrique est également un trait typiquement afro-créole.

La polyrythmie a survécu en Louisiane parce que les maîtres français et espagnols autorisaient leurs esclaves à jouer leur musique, pratiquer leur religion (ce qui explique la forte présence du vaudou en Louisiane), voire parler leur langue (on entendait encore la langue Bambara au 19e siècle). Chez les Anglo-protestants, on réprimait leur héritage culturel et imposait celui du maître (ainsi est né par exemple la musique gospel, chants religieux anglo-protestants africanisés); chez les Latins c’était plus permissif. Non seulement la polyrythmie s’est-elle conservée, on a également gardé les instruments de musique dont la banza – ou banjor – qui est devenu le banjo, instrument incontournable dans l’ensemble de jazz de la Nouvelle-Orléans.

Parmi les chansons de jazz en créole que j’ai citées, Blanche Toucoutou (Kid Ory utilise la graphie Touquetou) est la composition de Joseph Beaumont, poète et auteur de chansons du 19e siècle. Il existe une poésie française et créole qu’on peut maintenant découvrir grâce Aux Cahiers du Tintamarre (googlez Bibliothèque Tintamarre). Sinon il y a l’anthologie bilingue Creole Echoes – The Francophone Poetry of Nineteenth-Century Louisiana publiée par les presses de l’Université de l’Illinois. 

On se demande comment on a pu ignorer pendant aussi longtemps une culture d’expression française et créole en Amérique du Nord…

- Benoît LeBlanc

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