10 janvier 2012

Carnets pelés 37 – Ne parler que de l’été et du printemps


29 novembre 1993, bureau, midi, radio

« Qu’est-ce que la consolation sinon une manière de vivre la mort au présent. »
— Georges Leroux, Traverse, ex-Chaîne culturelle, Radio-Canada.


Lac Bowker, 9 septembre 1987

Je reste avec bébé Noé encore quelques semaines. On se repeuple. Les journées déboulent vite! Lu un peu Jünger sur la galerie pendant qu’elle dort, le Journal, tome II. Cela se passe à Paris pendant la guerre. C’est bizarre la haute culture gradée! Jünger visite Picasso!  Chasse subtile?

L’été en jaune se balance dans la paille autour du lac. Ça brille. C’est beau. C'est graduellement triste.

Entendu ce matin Jacques Marchand à la radio : « Je n’écris pas pour m’exprimer, j’écris pour comprendre. »


Waterloo, 3 juillet 1995

« Waterloo, Waterloo
Where will you meet your Waterloo? »

L’échine des fables? Rien à voir.

Entre nous.

N’avoir rien. Absolument.

Surtout pas le vernis des anges. 

Mais qu’est-ce que cette espèce d’état second avec une grise ligne autour des mains?

Un peu de liberté qui survient? 

Tes yeux mordorés me transpercent comme des crapauds qui reluisent au loin dans les marécages bleutés aux abords du lac.

La nuit s’ouvre à sa guise sur la torche asociale pour assécher le silence invisible du jour qui ne fut ni louvain, ni passerelle, ni musée, ni taches de rousseur! Et pourtant...

« Tes empreintes de coccinelle sur ma poitrine prennent pour musée mes plus profonds éblouissements. »
— Michael Thomas Gurrie.


Les mots dénoyautés clament sous la lune une promesse païenne. Meute rafraîchie qui bravera l’immensité en recrachant par les yeux les tableaux flous aimantés de l’amour. 

Grondements, crevasses, failles, épines du monde, cargo blanc sucre chargé de sueurs et de pleurs s’échouant dans la nervure des verbes revolés à l’aveugle dans la trappe de l’aube, toutes ces poches de temps entassées dans un coin… C’est fou braque polyglotte l’imaginaire énucléé!

Mais la fatigue, les heures qui rapetissent. 
Déchargeons. Blaguons!

Aimer, oui! Penser. Mourir. Tropique.

Se désosser.

Ma mère à l’hôpital dans son fauteuil roulant ne parle presque plus. Elle fume comme une cheminée autant qu’elle le peut lorsque je la promène dans le jardin. Je lui joue des airs d’accordéon.

Votre petit chien, madame,
Votre petit chien, madame,
Votre petit chien m'a mordue
Savez-vous dé vou?
Savez-vous dé vou?
Sur le nombril.

Espérer que le socle de la parole émerge des eaux dormeuses du ventre des peuplades élimées dans la bouche des générations d’engueulés, prises entre les rets de qui, de quoi, hostie! La Crise de 1929?

Tais-toi donc, p'tite menteuse!
Tu n' sais pas c' que tu dis
Mon petit chien est trop gentil
Pour t' mordre où c' que tu dis.

Les jours avec leurs petits trous noirs se placent debout sur le côté de la grande meule de pierre.

Par le rétroviseur de la tournée des grands-ducs, que revienne donc la belle claque macédoine saisonnière de la jeunesse affûtée au vent d’ange des mûres sauvages, avec ses chiens fous dans les hautes herbes de la platière et ses coups de griffes entre les branches de la forêt mosaïque! Avec ses grands cahiers de marges remplies à ras bord de barbots d’encre et de moulures, de lacis de rigoles, de pensées de hasard, de gants retournés par les naissances successives, hublots, vifs regards de ritournelles médulleuses avec des grenailles de tristesse, des morceaux raboudinés de mappemonde qui grignotent la rive du cœur, mulots, trilles blancs, rouges, ondulés, ancolie, fougères à moustaches, vesses de loup, quenouille, rudbeckie, junco ardoisé avec des petits nuages d'ombre sur les plumes, cornes d'arcanson, bramements, peignures impossibles, formidables piqûres de chaman inventé, tabac zigzag, hash!

 Mais tant de dévidoirs posés à l’envers dans le rejet de l’Histoire…

Wow beck arrié!

Perce-neige venu transvider de la pluie sur la Grande Ourse intérieure à travers la peau du tambour qui ne s’habitue pas, qui refuse, fuse et gigote sous le bivouac où il reste encore une ambiance de mousse espagnole parmi les brins de mémoire typographiée dans le fin fond des barils de poudre à l'âme. 

Qu’il tonne, qu’il neige, qu’il grêle!

« La pluie sur ta figure dans le vent tiède
et la touffeur du printemps,
n’est-ce pas une grande aventure? »
 — Gilles Hénault, Signaux pour les voyants, Allégories IV, 1943 




Le 29 novembre 1937, dans Le métier de vivre, Cesare Pavese écrit :

« Est-ce qu'elle ne devra pas me surprendre, par un quelconque matin de brume et de soleil, la pensée que tout ce que j'ai eu a été un don, un grand don? Que, du néant de mes ancêtres, de cet hostile néant, je suis pourtant issu et j'ai grandi tout seul, avec toutes mes lâchetés et mes gloires et, à grand-peine, échappant à toutes sortes de dangers, je suis arrivé à aujourd'hui, robuste et concret, la rencontrant elle seule, autre miracle du néant et du hasard? Et que tout ce que j'ai goûté et souffert avec elle n'a été qu'un don, un grand don? »


21 novembre 2011

La chaîne des auteurs et des lecteurs. Un bon lecteur, dira Dany Laferrière à la télé, est un esprit curieux qui tire vers les rayons de l’inconnu, loin du pareil et des pantoufles. Tel un semeur antique de mil, il cite un chapelet d’écrivains d’un peu partout dans le monde, dont Cesare Pavese.

La pile. La montagne. L’orgueil. La honte de ne pas lire!

Je suis touché que l'auteur de l’Énigme du retour nomme des titres que j’ai
aimés : l’Amélanchier de Ferron, Prochain épisode de Aquin, Mémoire d’une jeune fille rangée, La grosse femme d’à côté est enceinte… 

Mais d’entre toutes les cendres, pour désaigrir le souci, dirait Joachim Du Bellay, plus radicalement encore, peut-être en effet pour la lointaine consolation de l’enfant qui ne veut pas dormir seul, ou pas de si bonne heure, c’est la figure de l'Argentin Borgès qui demeure aux yeux de Laferrière le géant des bibliothèques infinies et des Babel murmurantes. De ce grand maître devenu aveugle, de cette idée de cimetière pensant, Windsor Klébert ne retient-il pas que « l’immortalité est une évidence littéraire? » (Catherine De Poortere, Où emprunter, détails).


Lundi 21 novembre 2011

En quittant la Place Bonaventure vers les 19 h, je m’adonne à croiser quatre femmes qui de toute évidence travaillaient au Salon du livre de Montréal venant tout juste de fermer ses portes. Ultime lundi de lendemain de foule fréquenté principalement par des hordes d’élèves du secondaire. Les travailleuses respiraient fort, marchaient d’un pas rapide vers la sortie, direction la Gauchetière. « Un bon truc de fini! » a dit l’une. « Un truc? répondit une autre. Tout un truc, oui! Ouf! »

Les plumes s’en vont au vent. Quatre dames s’en vont les ramassant.


25 mars 2004

Journée idéale pour aller skier. Mais je suis cloué à la clinique. Depuis 7 heures ce matin. Le Devoir lu, labouré de bord en bord, y me fatigue! Reste ce papier d’Hélène Monette qui m’accroche le cœur. Gurrie avait l’habitude de dire : « Y a pas personne qui nous demande d’écrire. C’est gratuit l’art. » Oui, mais le tannant de Gurrie a gagné sa vie avec sa plume. Hélène demande qu’on lui fasse suivre 51 000 $, soit le salaire moyen que reçoivent prétendument les écrivains selon je ne sais plus trop quel rapport! Hein? 



22 janvier 1991

C’est la guerre. N’en parlons pas! Mais j’ai la chienne.

J’ai croisé aujourd’hui à l’université le philosophe Serge Robert. Je lui ai rappelé notre rencontre à Bâton-Rouge en août 1974. Il s’est fait voler sa fourgonnette un soir de sortie à La Nouvelle-Orléans. Le manuscrit de sa thèse de doctorat était à l’intérieur! Ne l’a jamais revu. Il ne me replaçait pas, ne se souvenait pas non plus que je me sois inscrit plus tard à l’un de ses cours. C’est compréhensible : nous étions au moins cinquante, j'ai en fait abandonné ce cours et même si la philo n'attire pas les foules, il a vu défiler depuis des milliers d'étudiants...

Je l’ai interrogé sur ses recherches du moment. Il est en train d’écrire un essai autour de sa théorie
« émergentiste interactionniste ». Il a évoqué Putman, Popper, Peirce, Quine. À propos de ce dernier, Robert déclare : « Depuis une dizaine d’années, Quine est le philosophe américain le plus important. »


8 novembre 1988

Bouquiné ce midi à la librairie de Sévigné au complexe Guy-Favreau. Feuilleté les derniers jours de Baudelaire (j’oublie le titre), le plus récent Le Clézio, la correspondance Ferron-Bigras. Je suis tombé sur une lettre du Docteur Ferron où il décrit avec minutie une tache mongolique dans le bas du dos, signe distinctif selon ses dires de l’amérindiennité. J’ai tout de suite déchiffré le dos de ma blonde où se trouve un petit lac pareillement typique.

J’ai pris pour M. une très chouette édition chinoise des Chants de Maldoror. Pour moi : L’éclair des sables de Guy Desautels.


17 janvier 1989

Entre mers. Lettre de Jean-Paul Damaggio dans laquelle il fait écho à mon esquisse de travail en philo sur Gramsci. Cela m’encourage en tabarnouche. Tout le monde m’encourage ces temps-ci. J.P. a joint à son envoi une plaquette surprenante auto éditée et signée de sa main : Le Cri-Cladel


16 novembre 2011

Sous le titre Occupy Oakland – ça chauffe, Jean-Paul commente dans le blogue des Éditions de la Brochure le mouvement de colère des indignés qui a mobilisé dans cette ville portuaire des milliers de personnes au cours des dernières semaines. Il écrit : « La mémoire de César Chávez a été rallumée. Et Angela Davis était là pour un discours […] Le mouvement est pour la première fois celui de toutes les générations, de toutes les couleurs, de toutes les espérances, ce qui ne signifie pas sans conflits internes. Comment tenir, comment généraliser la mobilisation, l’organisation, la colère? Beaucoup croient que de tels mouvements étant spontanés, ils s’éteignent aussi vite qu’ils s’allument. Mais aucune généralisation n’est bonne ni dans un sens (le spontané c’est nul) ni dans l’autre (le spontané c’est génial). Toutes les révoltes retrouvent l’histoire sociale et toutes se doivent de la dépasser puisque cette histoire n’a pas empêché la montée en puissance de la force financière. »



Angela! Angela! Nous en parlions en 1974 lorsque nous étions avec Jos., en été prolongé dans la belle Louisiane. Angela, la pas fine qu’on a emprisonnée, qu’on a rasée proche d’empoisonner. Sorcière!


5 mars 2004,  

Librairie coop de l’UQAM. L’ange des livres souffle. J’ai acheté L’homme révolté de Camus. Le préposé à la caisse, un jeune homme à la peau d’ébène, m'a dit étonné : « C’est la première fois que je vois ce titre de Camus! »

 J’ai eu envie de lui demander s’il connaissait Noces, suivi de l’été.


29 décembre 2011, réponse courriel de Jos.

« Figure-toi que tu me surprends dans la lecture du Dernier tramway pour les Champs Élysées de James Lee Burke! Alors, forcément, tu étais dans mes pensées! Toute l'histoire se passe pratiquement “par chez nous” en Louisiane, entre Franklin, New Iberia, Morgan City, et bien sûr la Nouvelle - Orléans! […] Voilà, j'étais en train de me dire qu'à l'époque je ne t'avais pas posé les bonnes questions : j'étais attirée par ton histoire francophone et je n'ai pas vu, donc, pas questionné ton histoire outre-Atlantique, c'est-à-dire ta connaissance d'une Amérique du Nord, qui m'a, me semble-t-il, largement échappée! J'ai regardé cette Amérique avec mes yeux ethnocentrés de Française, et, maintenant, je râle, je m'énerve, je m'agace de ne pas avoir vu tout ce que j'aurais pu voir! Je viens juste de découvrir J. Lee Burke, alors qu'il est né en... 1936! Évidemment, je l'avais déjà vu dans les rayonnages des librairies, mais... trop fière, je n'allais quand même pas lire du roman noir américain, hollywoodien, plein de cul et d'hémoglobine inutile!!! Aïe! shame on moi ! […] Quand je pense que si j'avais lu au moins un seul de ses polars avant de traverser la mer, j'aurais mieux compris, j'aurais mieux appris... Ça me rend folle de rage! Alors, ton message tombe à pic! Je t'envoie ma colère : comment m'as-tu laissée rester si sotte? »


23 janvier 1991

La guerre en Irak a cessé après une semaine! Mais…


24 janvier  1991

Je viens de lire la chronologie de la vie tumultueuse de Verlaine. Ses accès de violence me font penser à M. Je viens de lui écrire une lettre. Je n’attends rien en retour. Mais non.



30 novembre 1990

Je téléphone à M. C’est son anniversaire. Je lui récite du Desnos. Il a l’air surpris. Il dit : « Tu n’as pas perdu ta touche magique. »

La voix
Une voix, une voix qui vient de si loin                                               
Qu'elle ne fait plus tinter les oreilles
Une voix, comme un tambour, voilée
Parvient pourtant, distinctement, jusqu'à nous.
Bien qu'elle semble sortir d'un tombeau
Elle ne parle que d'été et de printemps.
Elle emplit le corps de joie,                                                                                                           
Elle allume aux lèvres le sourire.
Je l'écoute. Ce n'est qu'une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,
L'écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
Et vous? Ne l'entendez-vous pas?
Elle dit « La peine sera de courte durée »
Elle dit « La belle saison est proche. »
Ne l'entendez-vous pas?
— Robert Desnos, Contrée, Gallimard, 1944 (?)

2 commentaires:

Anonyme a dit...

faudra-t-il après les avoir pelés les carnets, les faire cuire dans un beau livre rassembleur ?
et avant pour 2012, un grand salut à a tous les lecteurs et toutes les lectrices de ce blog. jpd

Jack a dit...

Merci Jean-Paul! Oui, il faudrait bien allumer le four et humer ce qu'il est sortira.