Bravo Alice Monro!
Alice Munro: Ontariennes
Je suis allé voir dans The Oxford Companion to Canadian Literature, où l’on dit que la réalité qu’elle décrit est not real but true. C’est exactement ça. C’est Carla qui, dans la nouvelle éponyme, voyant passer une voisine de retour d’un voyage en Grèce, et comme encouragée par elle, décidera de partir. L’été est pluvieux, elle prend le bus pour Toronto, elle croit qu’elle part, qu’elle laisse son mari gardien de chevaux en pension, et puis elle revient, habitée, séduite par l’idée d’une tentation: «Il lui suffisait de lever les yeux, il lui suffisait de regarder dans une certaine direction, pour savoir où elle pourrait aller. Une promenade du soir, une fois ses corvées du jour accomplies. Jusqu’à la lisière des bois, et l’arbre mort où les vautours s’étaient naguère réunis.» Et la finale: «Les jours passaient et Carla ne s’aventurait pas jusque-là. Elle résistait à la tentation.»
Et c’est Johanna qui, dans la nouvelle éponyme du recueil Un peu, beaucoup... pas du tout, gouvernante célibataire et sans charme de M. McCauley, vendeur d’assurances à la retraite à qui elle a cuisiné un stew qui tiendra quatre jours, quitte son trou de province pour un autre où, à la suite d’une farce d’adolescentes qui lui ont inventé des lettres d’amour du gendre de McCauley, Ken Boudreau, qui l’attendrait, trouvera dans le malentendu total la possibilité du bonheur: «L’article nécrologique du journal informait que M. McCauley laissait derrière lui sa petite-fille Sabitha Boudreau et son gendre Ken Boudreau ainsi que l’épouse de Mr Boudreau, Johanna, et leur bébé, Omar, de Salmon Arm, Colombie-Britannique.»
La cinéaste Sarah Polley a transposé à l’écran, sous le titre Away from Her, cette magnifique et si touchante histoire d’amour d’un couple pas nécessairement fidèle mais solidement marié depuis cinquante ans qu’on trouve, sous le titre «L’ours traversa la montagne», à la fin du recueil Un peu, beaucoup... pas du tout, dont le titre anglais était, à la parution en 2001 chez Alfred Knopf à New York, Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage. Cette nouvelle, maintenant publiée isolément dans une plaquette sous le titre Loin d’elle (initiative commerciale d’éditeur), est un chef-d’uvre d’humanité, et je crois que Tchékhov n’aurait pas pu mieux l’écrire, et la signer, qu’Alice Munro, si les symptômes de cette maladie épouvantable, découverte et nommée par Alois Alzheimer après la mort du grand écrivain russe, lui avait été connus.
Fiona (interprétée par Julie Christie dans le film de Polley) est sombre dans cette maladie qui tue la mémoire avant le corps; Grant, son mari (incarné par Gordon Pinsent), doit la placer dans une institution: «Le matin du jour où il devait retourner au Pré du lac pour la première visite, Grant se réveilla tôt. Il était parcouru d’une vibration grave, comme autrefois le matin du premier rendez-vous avec une nouvelle conquête. Cette sensation n’était pas précisément sexuelle. (Par la suite, quand les rencontres étaient devenues routinières, c’est tout ce qu’elle était.) Il y avait l’attente d’une découverte, d’un épanouissement presque spirituel. Également de la timidité, de l’humilité, de l’effroi.»
Grant va réaliser que sa femme ne le reconnaît plus. Et puis, avec le temps, il va comprendre qu’elle semble aimer désespérément un homme, également atteint de dégénérescence, mais qui vient de quitter l’établissement. Quand il approche sa Fiona, il sent qu’il y a «quelque chose qui rend impossible qu’il la prenne dans ses bras». Dans un geste d’amour infini pour cette femme qu’il trompait à l’occasion, il va tenter de réunir ce couple de vieillards abîmés. Alice Munro touche là au sublime. Aucune nuance du cur ne lui échappe. Comme l’écrivait Claire Devarrieux dansLibération, ses nouvelles «sont d’autant plus bouleversantes qu’une tranquille main de fer les tient».
Dans «Le pont flottant», trente-sept pages parfaitement troussées qu’on trouve dans Un peu, beaucoup... pas du tout, c’est Jinny, autre Ontarienne, atteinte d’un cancer, dont le mari a engagé une délinquante juvénile pour les travaux de la maison. Un jour, lui et elle vont chez les parents adoptifs de cette adolescente, mais Jinny, au lieu d’entrer dans la maison, reste dans le camion surchauffé par le soleil, puis sort, se perd un peu dans le champ de maïs, revient en entendant le chien aboyer, puis retourne dans le maïs pour uriner, décidée à ne pas rejoindre son mari chez ces paysans inconnus, lorsqu’un garçon arrive qui va l’emmener dans le bois, vers un marais et un pont flottant, et ce sont les joncs et les nénuphars qui vont lui rappeler une certaine notion du bonheur...
Fugitives, amicales, amoureuses, haineuses, courtisanes, mariées, célibataires, laides, désirables, faibles, sournoises, rêveuses, gorgées de désirs, vides de passion, usées ou attentives, les Ontariennes d’Alice Munro forment une galerie de destins banals et pérennes, humains, not real but true, peints par l’un des plus grands écrivains anglo-saxons. »
Bibliographie :
Fugitives ( Boréal) Un peu, beaucoup
pas du tout (Rivages Poche)
Loin d’elle (Rivages)
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