01 juin 2014

Luis Sepulveda lu par Louis Hamelin


Dans l'édition du Devoir de ce week-end, le fidèle chroniqueur et romancier Louis Hamelin, avec son fond de biologie et de voyageur éveillé, nous trace un beau portrait du plus récent Luis Sepulveda. Je copie-colle!




Le fantôme qui parcourait le monde

31 mai 2014 |Louis Hamelin | Livres
S’il était Québécois, Luis Sepulveda serait l’homme du projet de pays.
Photo : Daniel MordzinskiS’il était Québécois, Luis Sepulveda serait l’homme du projet de pays.
Ingrédients pour une vie de passions formidables
Luis Sepulveda
Traduit de l’espagnol (chilien) par Bertille Hausberg
Métailié
Paris, 2014, 142 pages
Pour un pays de 17 millions d’habitants, le Chili a produit un nombre étonnant d’écrivains importants. Gabriela Mistral et Pablo Neruda ont eu le Nobel. Après eux, les générations se succèdent dans un ordre impeccable : Jose Pepe Donoso sera du boom des années 60, les années 90 verront émerger Luis Sepulveda et Roberto Bolano ; au millénaire suivant s’est pointé Alejandra Zambra, dont une nouvelle paraît dans le dernier numéro du New Yorker — aussi bien dire que le voici consacré chez les Gringos. (En 2012, une fiction de Bolano avait aussi eu droit aux pages de cette toujours prestigieuse institution, mais l’honneur était posthume.)
 
Tous ces écrivains ont en commun d’être nés sur une étroite bande de terre coincée entre la cordillère des Andes et l’océan Pacifique, et qui s’étire des confins de l’Amazonie aux avant-postes de l’Antarctique. Pour le reste, on dirait bien que l’« autre 11 septembre » — le coup d’État de 1973 — et la dictature militaire, plus la série d’avatars démocratiques plus ou moins pinochettistes qui lui ont succédé, ont réduit à néant, pour toute une génération, l’idée même d’une patrie littéraire chilienne. Après la génération du boom, celle du putsch… Dans l’ombre immense portée par la mort de Neruda, décédé aux premiers jours du coup, apparemment d’un cancer de la prostate, deux militants socialistes, l’un emprisonné pendant deux ans et demi, l’autre pendant huit jours, deviendront, après leur départ en exil, les visages les plus reconnus de cette littérature, comme deux faces d’une même médaille : l’écrivain engagé (Sepulveda) et le littérateur avant-gardiste (Bolano).
 
Leur manière de négocier la question de leur appartenance chilienne illustre bien la différence radicale des postures. Bolano s’est vanté d’avoir trouvé sa seule vraie patrie dans ses deux enfants. Pour Luis Sepulveda, les choses semblent un peu moins faciles à trancher. S’il était Québécois, il serait l’homme du projet de pays. Chilien, peut-être, mais pas à n’importe quel prix…
 
« Je suis Chilien ? Qu’est-ce qui peut me lier à un pays gouverné par des misérables qui ont fait de la politique un négoce prospère aux dépens des plus humbles […]Chaque fois que je dis Chili je ne suis pas tranquille car le poids spécifique de ce mot dépend, comme tous les autres, de celui qui le prononce. Dans la bouche d’un chef d’entreprise qui exige plus de flexibilité de l’emploi au nom du marché, le mot Chili n’a pas le même poids que dans celle des étudiants réclamant une éducation publique et laïque, une nouvelle constitution capable de garantir leur avenir de citoyens. » Il ne lui viendrait sans doute pas à l’idée de voter pour un parti dans lequel un magnat de la presse fait campagne aux côtés d’un Carré rouge.

Militant

La littérature pour la littérature, très peu pour lui. Dans un autre texte de ce nouveau recueil où il mélange allègrement analyses politiques et anecdotes personnelles, ayant dédaigné une invitation à une conférence sur les rapports de Proust avec la littérature hispano-américaine pour s’intéresser plutôt au sort des mineurs des Asturies, l’écrivain observe : « Chaque jour j’aime davantage la vie, la rue, les faits sociaux car je trouve que c’est là que les mots remplissent encore une fonction nécessaire. »
 
Dans un texte incisif sur la crise espagnole, cet aboutissement logique d’un boom immobilier gonflé à l’hélium de l’argent fictif, il se déchaîne contre les modèles de développement du style Klondike, les économies chauffées à blanc et autres bulles spéculatives en forme de châteaux en Espagne, la terre et le soleil étant au pays de Cervantes ce que les sables bitumineux sont au Canada. Le désastre espagnol vu par Sepulveda fait rêver, un vrai cauchemar : « La fièvre de la brique et la corruption généralisée [ont] entraîné la construction d’aéroports où jamais un avion n’a atterri, de lignes pour trains à grande vitesse où ne monte aucun passager. Des circuits de Formule 1 au milieu des villes, des maisons de la culture pharaoniques où, aujourd’hui, nichent les oiseaux. Et pendant ce temps les banques présentaient les bilans les plus favorables de l’histoire. »

Fantôme d’utopie

Nous avons eu Mirabel, nous savons comment ils se sentent. Et comme l’a dit l’ancien ministre Chevrette à propos de son beau ruban d’asphalte parfaitement inutile en pleine forêt : « Le développement, c’est toujours positif. » Le Québec pourra toujours se consoler de ne pas être Fort McMurray en étendant du bitume un peu partout pour attirer les touristes. Sepulveda a son idée là-dessus : « Être citoyen d’un pays connu pour ses innovations technologiques de pointe ou d’un pays de garçons de café, de cuisiniers et de réceptionnistes, ce n’est pas tout à fait la même chose. » Cet ancien (s’il faut l’en croire) de la garde rapprochée de Salvadore Allende, ce vétéran de la Brigade Simón Bolívar (pro-sandiniste) déployée au Nicaragua pendant la guerre civile, ce diable d’homme, bref, se permet même de citer Marx et Engels : « Un fantôme parcourt le monde. Celui du monde dans lequel nous voulons vivre, le fantôme possible de la société possible à laquelle nous souhaitons participer. »
 
Tout n’est pas d’un intérêt égal dans ce livre où sont rapaillés des textes qui sentent assez souvent la commande, ou le travail journalistique et l’écrit d’opinion (mais alors, peut-on connaître les sources ?). Sepulveda y lève son chapeau à quelques maîtres, mais ses portraits rapidement esquissés de García Márquez et de Saramago sont à peine moins complaisants que des selfies littéraires. Deux prix Nobel comme par hasard. Si l’académie décide un jour de distinguer un marxiste fréquentable, Sepulveda, avec son profil plus politique que littéraire, pourrait faire l’affaire. Dans quel pays vécut-il après son départ en exil ? La Suède…

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Ne pouvant dire facilement Chili, j'ai entendu Sepulveda dire qu'il était du pays où il se sent bien et ça inclut pas mal d'endroits.
Parmi les grands auteurs chiliens j'ajoute toujours Nicanor de la famille Para,le centenaire mal aimé du pays, peut-être par manque de lyrisme ou de romantisme. Un grand poète. En fait Sépulveda est d'abord un conteur et j'ai eu la chance d'écouter, mis en théâtre quelques nouvelles et c'est plus beau encore que l'écrit.
Une pensée pour Eterovic. jean paul

Jack a dit...

Merci et salutaions Jean-Paul.