Un bavoir autour du cou, une Colombienne au visage raviné soliloque en espagnol au bénéfice de la tablée. On se croirait dans un roman de García Márquez. Ne manque qu’un perroquet bavard, mais j’ai vu passer une colombe blanche. La préposée créole qui nourrit un de ses patients à la cuillère sourit même si, parfois, on lui crache au visage et qu’elle est moins payée que votre femme de ménage.
Monsieur Chartrand plonge sur sa poire en conserve nappée de chocolat refroidi : « Je suis un gars qui ne lâche pas ! Ça va trrrrrrrrrrès bien ! Mes “ r ” sont toutes là ! » À côté de lui, une résidente (on ne dit plus « malade ») ronfle la bouche grande ouverte. Son dentier s’est enfui quelque part en chemin. À la radio, en sourdine, on annonce encore de la neige. L’hiver sera long. Mais encore plus long pour ceux qui flirtent avec la dernière saison.
Ici, dans cette aile un peu à l’écart, on a rassemblé les démences, l’alzheimer et tous ses camaïeux. Sur les mille patients du Centre d’hébergement Notre-Dame-de-la-Merci de Cartierville, on en compte presque 400 comme eux, en soins de longue durée. Ils habiteront ici jusqu’à leur mort, parfois pendant des années.
La moyenne d’âge est de 82 ans, mais la démence peut vous frapper en plein lobe frontal à 50 ans. C’est une roulette russe. Certaines unités accueillent les sourds et les aveugles, les ventilo-assistés, les cas psychiatriques, chacune sa spécialité. Nous sommes au carrefour entre les soins hospitaliers et la résidence de personnes âgées avec son salon de coiffure, un fumoir et de la « liqueur » à la cafétéria.
La Dre Andrée Robillard, chef du service de longue durée et du département régional de médecine générale, me fait faire le tour du propriétaire. Après 15 ans au CHSLD, cette omnipraticienne qui a dédié son coeur à la gériatrie en connaît tous les recoins, tous les travers et tous les miracles au quotidien. Cette femme dynamique à l’humour salvateur, une rebelle rémunérée à salaire (par choix), fait avec les moyens du bord. Ses patients sont dépeignés ? Ils ne sont pas couchés dans le bon lit (ça n’a aucune importance, pourvu qu’ils aient le bon dentier…) ? Ils ne prennent qu’un bain par semaine ? Elle n’en fait pas une jaunisse. C’était souvent pire lorsqu’ils étaient à la maison, seuls.
Prendre soin plutôt que guérir
Ce qui importe le plus à la Dre Robillard, c’est que ses protégés soient en sécurité, choyés, qu’on soit attentifs à leurs besoins, à leur état mental et physique, tout en jetant du lest et en respectant leur liberté. Sauf rares exceptions, on ne pratique plus la contention dans son service. À défaut de tomber, certains retombent même en amour entre eux, ayant oublié qu’ils sont encore mariés dans la « vraie vie ». D’autres partent avec leur voiturette électrique sur la piste cyclable le long de la rivière des Prairies durant l’été, avec un téléphone et une bouteille d’eau. La prison, c’est en face, de l’autre côté du boulevard Gouin ; elle s’appelle Bordeaux…
La Dre Robillard pratique le care (prendre soin) davantage que le cure (guérir). Ici, on applique la méthode Carpe Diem — un besoin à la fois — même si le ministre de la Santé préconise la méthode Toyota, à la chaîne et à l’acte. « Notre taux de réponse aux besoins des résidents est de 80-85 %. Mais selon le Ministère, c’est encore trop haut. On voudrait un taux de réponse provincial de 70-75 % », relate la docteure.
Ça sentira encore davantage le vieux pipi et les dents ne seront pas brossées tous les jours, c’est moi qui vous le dis. De toute façon, un vieux, ça pue, non ? De toutes les réformes auxquelles la Dre Robillard a assisté en 26 ans de carrière, celle-ci s’avère la plus costaude : « La clientèle est de plus en plus lourde et nous avons de moins en moins de bras. Ce qui allume le plus nos patients, c’est le lien avec l’autre. Nous sommes grégaires, les humains… »
La Dre Care — je l’ai surnommée ainsi — se débat comme une démone ; ces vieillards ne sont pas que des corps malades dans un stationnement. Ils ont eu une vie et cette étape-ci est aussi importante que les autres, n’en déplaise aux gestionnaires de comptoir à légumes. Évidemment, il est plus facile de couper des médecins et des préposés dans les CHSLD et de prescrire davantage de médicaments ; la clientèle n’a plus ce qu’il faut pour protester. Et ce ne sont pas les compagnies pharmaceutiques qui s’en plaindront…
« C’est fou ce que nos patients nous apprennent, constate la Dre Care. Ils se contentent de peu, contrairement à nous ; chaque petit geste devient héroïque. Ils ne vivent pas au même rythme, sont contents de voir le soleil, de pouvoir enfiler leurs bas sans aide, de recevoir une caresse. » Une caresse. Je l’ai vue faire deux fois avec un patient de 89 ans qu’elle suit depuis des années et avec une dame atteinte d’alzheimer, l’air hagard et inquiet. Une simple caresse. Ça, ce n’est comptabilisé nulle part dans la réforme du Dr Barrette.
« La » famille
Heureusement, ils ont des familles, me direz-vous. Le problème, me souligne André Baril, 81 ans, directeur du Comité des résidents, c’est que « la » famille se fait rare. 10 %, peut-être, s’occupent de leurs vieux. « Mais ceux-là s’en occupent beaucoup ! », dit-il, comme pour excuser les autres.
Les couches risquent de ne pas être changées fréquemment s’il faut compter sur les liens du sang. « À Noël et au jour de l’An, c’est un classique, mentionne la Dre Care-Robillard, notre pagette vibre beaucoup. 400 familles débarquent et veulent parler au docteur parce qu’elles n’ont pas vu leurs parents depuis un an et qu’elles trouvent qu’ils ne vont pas mieux… » Elle le dit sans appuyer, même pas agacée, à peine ironique. « Elles veulent avoir l’heure et le jour de la mort pour pouvoir l’inscrire à leur agenda… On n’a plus le droit d’arrêter pour la mort. »
Cela demeure un immense paradoxe ; et malgré l’aide à mourir, ce programme reste encore théorique. Peu de familles s’occupent de leurs vieux. On laisse ça aux préposés immigrants qui en ont beaucoup à nous apprendre sur le respect des aînés. Mais lorsque vient le temps de laisser papi ou mamie « partir », certaines familles s’acharnent et exigent l’impossible, le gavage, la réanimation, les interventions lourdes et le reste.
« Il y a une réflexion sociale à faire sur le vieillir et le “ partir ” qui nous dépasse, nous, les médecins », rappelle celle qui fait le ménage dans les piluliers et déplore qu’on se dirige vers la surmédication faute de personnel adéquat.
Davantage de personnes seules qui vivent plus longtemps et ont moins d’enfants dans une société individualiste, cela s’appelle un désastre annoncé. Derrière tout cela, il y a notre refus collectif de s’en mêler, notre couardise devant une déchéance qui nous effraie et qu’on laisse à d’autres le soin de gérer et de torcher.
En fin de compte, il y a ceux qui oublient, et nous, qui préférons les oublier. Et ça, ça pue encore plus qu’un vieux.