06 juin 2015

Fable de Vigneault pour Jacques Parizeau


Dans son édition de ce samedi, le journal Le Devoir, comme il se doit, consacre un cahier spécial à la mémoire de l'ex-premier ministre Jacques Parizeau décédé le 2 juin 2015. Parmi la douzaine de textes se trouve cette petite fable du grand Gilles Vigneault qui en dit beaucoup. Ailleurs, il a pu dire le Vigneault du par coeur, l'oeil fixé sur l'horizon :

« Mettez vot' parka, j'mets le mien
            Vous verrez d'où ce que le vent vient »




« C’était un homme aisé, dans un village de la côte, un homme qui connaissait l’argent, mais qui n’y était point soumis. Et que des circonstances particulières avaient élevé dans l’habitude de cet outil qu’il ne faut jamais, disait-il, élever au rang de maître. Il connaissait aussi l’histoire du village et celle des gros navires qui accostaient parfois au quai modeste du village.

Les rares touristes qui en descendaient, par curiosité pour l’indigène, ne souhaitaient pas plus que l’équipage voir les gens du lieu monter à bord. Précaution inutile, personne du village n’en rêvait. Notre bonhomme que la peur n’eut jamais l’honneur d’habiter, ayant senti des ondes de mépris émanant d’un de ces navires, conçut le plan de construire un navire qui permettrait à tous ceux du village qui le voudraient de trouver ouverture sur le monde. On avait trouvé des bois nobles, mille effets d’accastillages et surtout un savoir-faire, ignoré de ceux mêmes qui s’y découvraient.

Il fut bien sûr d’abord en butte aux quolibets, traité de rêveur, et lorsque des officiers du grand navire le surent… il se vit surveillé. On riait, on brocardait encore, mais on finit par comprendre qu’il avait inventé des outils capables de bâtir. On mobilisa ceux du village qui s’étaient montrés réticents et on leur fit comprendre le danger d’une telle entreprise et surtout qu’elle était irrémédiablement vouée à l’échec.

Il persista quand même et un certain nombre avec lui. Le jour où tout le village était convoqué pour le lancement du bateau… il y eut tellement de peur que les grands navires ne reviennent plus jamais accoster à leur quai, il y eut tellement de trahisons que les quelques fidèles qui lui restaient ne purent à eux seuls réparer les câbles du treuil qui avaient été coupés dans la nuit et que le bateau est là, prêt à prendre la mer… et que… le bâtisseur mourut de chagrin.

Les gros navires sont revenus accoster, rassurés. Ils parlent beaucoup plus gentiment aux villageois et l’un d’eux leur a même suggéré de faire de « cette merveille » (c’est ce qu’il a dit du bateau) une attraction touristique… qui pourrait attirer encore plus de gros navires… sur lesquels ils sont désormais invités à travailler et peut-être un jour à voyager…

Bien sûr, l’équipage de la première heure reste irréductible, mais les villageois sont perplexes. Les gens des gros navires rendent sans arrêt depuis un tel concert d’hommages au bâtisseur que les villageois s’interrogent.»

- Gilles Vigneault, Le Devoir, 6 juin 2015

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