Solstice d'été et journée nationale des Autochtones. Dans cet entretient à la revue Relations qui date de 2005, L'historien et sociologue Denys Delâge rappelle le métissage profond des Canadiens-français avec les Autochtones. Cela a forgé l'identité des Québécois. Mais au lendemain de la Conquête britannique de 1763, le déni s'installe. S'immisce entre autres la crainte de subir le même sort que leurs voisins acadiens, eux-mêmes très ensauvagés, qui furent déportés. Le déni, la honte, le silence des liens rouges perdurent jusqu'à faire chavirer culture et mémoire. Il y a une trahison de notre beauté d'humain qui est très difficile à porter. Voilà le noeud de l'âme québécoise. Cela est bien sûr de peu d’importance en comparaison de l’état de pauvreté et d’acculturation que les communautés autochtones ont subi et subissent encore de nos jours. Il faudra encore beaucoup d’efforts en éducation et en politique pour rebâtir notre histoire nationale comme le réclame par ailleurs l’anthropologue Serge Bouchard.
Plus bas, je renvoie à une conférence de Denys Delâge prononcée à la Grande Bibliothèque en juillet 2013 sur le thème de La Grande Paix de Montréal de 1701.
Des influences refouléesPlus bas, je renvoie à une conférence de Denys Delâge prononcée à la Grande Bibliothèque en juillet 2013 sur le thème de La Grande Paix de Montréal de 1701.
réalisée par Jean-Claude Ravet
Les Canadiens français ont été en étroites relations avec les Autochtones au temps de la Nouvelle-France, au point de marquer de façon significative leur manière de vivre et de penser. Pourtant, cette influence est très peu connue. Que s’est-il passé pour que le voile tombe sur ce pan de notre histoire? Le sociologue Denys Delâge, professeur à l’Université Laval, s’entretient avec Relations de cette réalité méconnue et des sources d’un déni.
Relations : Les Autochtones occupent peu de place dans notre mémoire collective. C’est comme s’ils n’étaient pas là. Ou si peu. Comment comprendre ce trou de mémoire?
Denys Delâge : C’est assez énigmatique, d’autant plus que la proximité était très grande entre les colons et les premiers habitants du territoire, sous le régime français particulièrement. Quand on consulte les documents de l’époque de la Nouvelle-France, les Amérindiens y sont omniprésents.
Les colons qui s’installent sur les terres sont impressionnés par le courage des Amérindiens qui vivent dans des conditions qu’il leur serait difficile de supporter, la plupart étant nomades, sans maisons fixes, passant l’hiver dans le bois. Les colons leur empruntent énormément de choses : plantes médicinales, techniques de survie en forêt, de chasse et pêche, déplacement dans le bois en hiver, etc. C’est aussi vrai pour le commerce des fourrures et pour la guerre. Les Innus, associés aux Algonquins, associés aux Hurons sont en guerre contre les Iroquois et souhaitent l’appui des Français. Le rapport entre les uns et les autres s’est fondé davantage sur le mode d’une alliance à des fins commerciales et militaires que sur celui d’une conquête. Ils font des expéditions ensemble, les colons apprennent à faire une guerre de guérilla et d’embuscade, comme le faisaient les Autochtones. On dit à l’époque qu’un guerrier amérindien vaut deux soldats canadiens, et qu’un soldat canadien qui a appris des Amérindiens, deux soldats français entraînés à faire la guerre sur des grands champs de bataille.
Cette forte interdépendance qui s’est tissée entre colons et Amérindiens transforme radicalement les représentations que les Français se faisaient des « Sauvages ». L’image du barbare demeure tenace à l’égard de l’ennemi, les Iroquois et leurs alliés, à cause de leurs pratiques guerrières, notamment la torture infligée à l’ennemi, jugée dégradante – les méthodes européennes ne l’étaient pas moins, sauf qu’elles répondaient à des rituels et à une symbolique différents. Mais elle laisse vite place à de l’étonnement mâtiné d’estime et d’admiration donnant même lieu à un questionnement sur soi. Leur société égalitaire, la manière très libre d’éduquer les enfants, sans corrections physiques, les impressionnent beaucoup, de même que le respect des conventions et de la prise de parole de chacun dans les conseils, et l’attention avec laquelle on écoute chacun débattre.
Le témoignage du père Lejeune, jésuite, est le plus bel exemple de ce changement de perspective. La description qu’il fait d’une communauté innue dans laquelle il passe l’hiver 1634, au sud de Rivière-du-Loup, n’est pas loin d’un peuple barbare. Par contre, vers la fin de sa vie, en 1658, il écrit des textes qui pourraient être attribués à un anthropologue contemporain tellement ils relèvent d’un profond relativisme culturel : « Nous les jugeons barbares à certains égards, ils nous jugent barbares à d’autres égards, ils ont autant raison que nous, leurs préjugés sont aussi peu fondés que les nôtres […].» Sauf à propos de la religion.
Par ailleurs, à cette reconnaissance, il faut ajouter, l’important métissage, dès les années 1660, dû en grande partie au déséquilibre entre les hommes et les femmes dans la société coloniale. À cette époque, beaucoup d’hommes, partis vers les Grands Lacs pour le commerce des fourrures, y trouveront une femme. Les couples métis deviennent amérindiens ou construisent des communautés métisses francophones.
Pour résumer, on peut dire qu’à cette époque l’influence amérindienne sur les valeurs, les comportements et l’identité est indéniable. On pourrait même dire que les Amérindiens assimilent bien plus les Français que l’inverse.
Rel. : Mais cette interaction entre colons, coureurs de bois et Autochtones s’inscrit malgré tout dans une politique coloniale?
D. D. : Que l’on considère indispensable l’alliance avec les Amérindiens d’un point de vue économique et militaire, qu’on juge les Amérindiens comme de bons « Sauvages », il n’en reste pas moins, en effet, que tous s’entendent pour dire qu’ils doivent passer à la civilisation et être placés sous le joug de la foi, et sous la protection et l’autorité du roi. Personne ne remet en question le rapport colonial, sauf peut-être le baron de Lahontan, un officier militaire, issu de la petite noblesse ruinée du sud de la France, qui parle, dans les années 1690, d’un pays que les Français ont usurpé aux « Sauvages » (Œuvres complètes, vol. 1, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1990).
Je retiendrai cependant ceci : sous le régime français, au-delà de cet objectif de fonder une nouvelle France, la proximité avec les Amérindiens est déterminante pour une grande partie de la population coloniale, elle influence énormément leur manière de vivre et de penser.
Rel. : Une profonde rupture se serait produite, selon vous, sous le régime anglais. Comment l’expliquez-vous?
D. D. : Les paramètres politiques et religieux de l’Ancien Régime rendaient possible cette proximité au temps de la colonie française : ce que le roi et le pape demandaient était de croire à l’Église catholique, d’être loyal au roi de France et de combattre pour lui. Dans cette logique, il peut y avoir toutes sortes de statuts : nobles, paysans, éleveurs, Amérindiens; toutes sortes de communautés ethniques : Bretons, Occitans, Hurons, Sioux, etc. Ni la langue ni les institutions ne sont des facteurs d’assimilation. Elles ne le sont pas plus en France, à cette époque. D’autre part, le régime seigneurial de propriété terrienne, fondé sur la superposition de droits, pouvait facilement ajouter les droits des chasseurs amérindiens sur les terres des censitaires, à ceux du roi, du seigneur, du curé, etc. À cet égard,Histoire et description générale de la Nouvelle-France, de F.-X. Charlevoix, est le premier ouvrage important d’historien qui rend compte de cette situation historique particulière.
Mais la Conquête rompt avec cet état de choses. Le rapport des Britanniques avec les Amérindiens n’était pas le même. Ils maintenaient une distance bien plus grande avec eux. Essentiellement pour deux raisons. D’abord, leurs rapports avec les Amérindiens ont été historiquement plus conflictuels : les Britanniques vinrent s’implanter dans des régions beaucoup plus densément peuplées de la côte est américaine, déjà occupées par des cultivateurs amérindiens. Il y a eu des guerres dès le départ, des conflits autour de la possession des terres agricoles qui ont fini par devenir une véritable politique de génocide. En 1637, par exemple, les Puritains massacrent les Pequots qui habitaient l’actuel Connecticut, et plus tard, en 1675, ils écrasent durement une révolte des tribus de la Nouvelle-Angleterre liguées pour contrer la poussée coloniale anglaise.
L’autre raison tient au caractère plus moderne de la société anglaise sur les plans politique et foncier : ainsi, les Pèlerins (Pilgrims) fondateurs de la Nouvelle-Angleterre étaient habités par l’idée de contrat social. Ils venaient fonder une nouvelle société où le pouvoir résulterait, non pas d’une légitimation papale ou monarchique mais d’une participation de citoyens partageant les mêmes valeurs. Cela excluait l’invocation de privilèges de la tradition ou le maintien d’organisations politiques concurrentes. Qui plus est, ces colonies anglaises reposaient sur la propriété privée, c’est-à-dire sur l’appropriation exclusive de la terre. Les colonies anglaises ne pouvaient donc pas intégrer dans leurs structures politiques des Amérindiens qui évoquaient des particularismes politiques, religieux ou fonciers.
Tout comme les Hollandais de la Nouvelle-Amsterdam, ils optèrent pour une démarcation claire. Une frontière fut dès l'origine établie entre le monde colonial anglais et celui des Amérindiens. Cela se pratiqua sur le mode de l’indirect rule, les autorités britanniques limitant l’essentiel de leurs relations diplomatiques à une seule fédération (la Ligue iroquoise) qu’ils élevèrent au-dessus des autres nations pour parler en leur nom. Par opposition, les autorités politiques françaises entretenaient des rapports directs avec toutes les nations alliées. Bref, le modèle colonial anglais s’apparentait davantage à l’apartheid et le modèle français davantage au métissage.
Dans la logique britannique, il n’y a pas de place pour la proximité avec les « Sauvages », ni pour les Métis qui ne peuvent pas être intégrés dans le contrat social de la communauté nouvelle, ne partageant ni ses valeurs politiques ni ses valeurs religieuses.
Quand les Anglais prennent l’Acadie, en 1713, ils sont rapidement confrontés à l’absence de démarcation nette entre Acadiens et Micmacs à cause de l’importance des intermariages. Un des arguments fondamentaux pour justifier la déportation des Acadiens, c’est qu’ils sont « ensauvagés », métissés. Ils ne sont plus vraiment des Européens, ils n’ont plus droit à la terre. Ils sont tout simplement dépossédés de leur terre, comme les « Sauvages ».
Cette manière de voir a joué, après la Conquête, un rôle important au Canada. Les Canadiens ont eu très peur de subir le même sort que les Acadiens. Étant eux-mêmes très proches des Amérindiens, ils pourraient être jugés trop métissés, « ensauvagés » et donc dépossédés de leur terre. L’interaction est, en effet, si étroite avec eux, que les observateurs anglais – comme Murray par exemple – s’étonnent de ne pouvoir faire la différence entre un Huron et un Canadien.
Rel. : Dites-vous que la peur d’être dépossédés de leurs terres aurait fait en sorte que les Canadiens français auraient renié cette proximité historique avec les Autochtones, comme un réflexe de survie?
D. D. : Un réflexe de survie, mais dans le regard du maître. On s’ajuste au regard du maître et on tient le discours qu’il faut pour échapper à sa vindicte, en particulier à la dépossession territoriale. Les Canadiens vont développer un discours de justification proche du déni : « C’est vrai que nous étions proches des “Sauvages”, que nous nous sommes mêlés à eux mais c’était en tant qu’avant-garde de la civilisation européenne et chrétienne ». Ce discours occulte, voire nie l’histoire du métissage biologique et culturel : les très nombreux mariages interethniques dans les Pays d’en haut particulièrement, c’est-à-dire dans les régions des Grands Lacs et du Mississippi; le processus d’indianisation tant des coureurs de bois que des missionnaires; l’envoûtement des observateurs européens pour les langues et pour les institutions amérindiennes depuis la famille jusqu’aux conseils des villages et des fédérations de nations qui confortent la légitimité de principes républicains. Cela occulte également les nombreux transferts culturels bilatéraux relatifs à l’adaptation à l’hiver, aux transports, à la survie en forêt, à l’alimentation. Cela occulte enfin à quel point la rencontre et la confrontation avec les sociétés amérindiennes ont alimenté le relativisme culturel et la critique sociale tant dans la colonie qu’en Europe : critiques des hiérarchies, de la famille, de la monarchie, etc.
Les Anglais, cependant, devant la menace de la Révolution américaine, vont rapidement chausser les bottes des Français en reprenant une politique d’alliance avec les Amérindiens qu’ils vont tenir jusqu’en 1815, date à laquelle ils n’auront plus besoin d’eux. Mais pour les Canadiens français, le mal était fait : ils se définissent dorénavant dans le regard du maître. Une honte de soi fait son œuvre. Ils rompent avec leur passé compromettant. Ils n’ont dorénavant plus rien à voir avec les Autochtones. On se rappellera comment, jusqu’à une époque récente, on taisait, cachait tout lien de parenté avec eux.
À partir du XIXe siècle, d’autres phénomènes vont renforcer cette distanciation par rapport à la question autochtone. Il y a d’abord la politique d’assimilation des Canadiens français mise en place par le gouvernement britannique. La manière d’y faire face a été de revendiquer l’appartenance à la grande civilisation française : c’est un argument de poids aux yeux des Anglais, parce que la langue française a, au XVIIIe et au XIXe siècles, un statut très prestigieux. À ce titre, les Canadiens français peuvent compter négocier avec le maître anglais. D’aucune manière, dans la défense de l’identité canadienne-française, il ne fallait être associé, dans l’histoire, aux « Sauvages ». On est toujours là dans le regard du maître.
Ensuite, la montée des théories racistes, au XIXe siècle, avec le darwinisme social qui classait, sur une échelle, en bas, les sociétés primitives arriérées, jugées proches du monde animal et appelées à disparaître, et, tout en haut, les sociétés dites civilisées. Il justifiait la domination impériale par la sélection des sociétés les plus fortes et l’élimination « naturelle » des sociétés comme des espèces les plus faibles. Dès lors, les sociétés conquises et minoritaires, comme le Canada français, ne pouvaient dans la lutte pour leur survivance qu’invoquer leur rattachement à l’Europe et occulter leur part de métissage et « d’ensauvagement ».
Et, enfin, l’émergence de l’histoire nationale moderne, à partir des années 1960, a placé l’accent sur le territoire du Québec plutôt que sur la diaspora canadienne-française, contribuant à occulter un pan de notre passé. On s’intéresse désormais davantage à l’habitant cultivateur qu’au coureur des bois, trafiquant de fourrures; davantage au curé qu’au missionnaire; davantage au fonctionnaire qu’à l’explorateur, etc. Bref, on délaisse les espaces et les personnages d’interaction qui rattachaient étroitement l’histoire nationale aux Amérindiens. D’autant plus qu’une bonne part de celle-ci s’est déroulée dans les Grands-Lacs, hors du territoire national actuel.
Mais, si nous écrivons l’histoire des Québécois, encore faut-il prendre en compte l’histoire de tous les habitants du territoire. Des efforts sérieux ont commencé en ce sens, mais nous sommes encore loin de l’intégrer dans la vision du monde des Québécois. Quand Bruce Trigger écrit Les enfants d’Aataentsic – L’histoire du peuple huron (éditions Libre Expression, 1991), il fait l’histoire des Québécois. Quand Toby Morantz publie son histoire des Cris du Québec, The white man’s gonna getch : the colonial challenge to the Crees in Quebec (éditions McGill-Queen’s University Press, 2002), elle contribue à l’histoire du Québec. Une revue comme Recherches amérindiennes au Québec répond également à cet objectif. L’enseignement de l’histoire dans les écoles a pris les virages nécessaires pour y bien intégrer les Amérindiens. C’est quand même une aberration et une honte que notre histoire ait occulté si longtemps ceux qui sont ici depuis 10 000 ans, et que nous ayons si longtemps passé sous silence une si riche histoire commune!
Un phénomène important qui a contribué à ces changements a été l’émergence des Amérindiens dans l’espace public. Ils forcent la porte de l’histoire. Ils nous forcent à les reconnaître. À reconnaître qu’au Québec, comme au Canada, il n’y a pas un ni deux mais trois nationalismes qui perdurent à travers l’histoire : celui des Autochtones, au sens large, Amérindiens, Inuits, Métis, à côté de celui des francophones et de celui des anglophones.
La table est mise pour une reconnaissance mutuelle et une autonomie politique – avec les institutions et les responsabilités que cela entraîne. Un passage obligé à cette reconnaissance politique et nationale est l’abrogation de la Loi sur les Indiens qui a condamné les Amérindiens à la marginalité. Elle les infantilise, faisant d’eux des pupilles de l’État et les enferme finalement dans une identité fondée sur le sang, intenable politiquement. Les soi-disant privilèges qu’elle leur accorde, tout compte fait les défavorisent. Ce sont des privilèges d’enfants qui les empêchent d’être adultes.
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