08 août 2015

Le Fleuve, lumière et traceur de vies



Monique Durand poursuit dans Le Devoir de ce jour sa série de textes sur les Éclats de lumière en cette année internationale de la lumière. Vraiment magnifique, en mouvement sur le Saint-Laurent des deux côtés de la rive avec une photo prise au Bic, me précise l'ami Réjean Bertrand sur FB.  Ne peux pas m'empêcher de partager! La citation de Louis-Edmond Hamelin, géographe et linguiste, vieux sage que j'admire, donne le ton. Il y a le Fleuve entre majesté et froidure. Il y a les gens.



ÉCLATS DE LUMIÈRE (7)

Fleuve lumineux


Le Devoir, 8 août 2015 | Monique Durand - Collaboratrice | Actualités en société

Nous sommes faits des lumières de ce colosse fluvial aux pieds de vent qui s’en va s’abîmer dans l’Atlantique.
Photo: Monique DurandNous sommes faits des lumières de ce colosse fluvial aux pieds de vent qui s’en va s’abîmer dans l’Atlantique.

La lumière est au coeur de ce qui fait de nous des humains. Elle est un phénomène physique mais aussi une construction culturelle. À l’occasion de cette année 2015, décrétée celle de la lumière par l’ONU, plongez dans une série sur divers états de la lumière. Septième de huit textes.​

Baie de Sept-Îles, 26 juillet. Un énorme cargo rouge et blancs’évanouit dans la brume. On ne discerne plus que la ligne vaporeuse de sa coque s’atténuant sous nos regards. Aucun moutonnement des vagues visible, même s’il vente à écorner les « beus ». Ça y est, la masse de fer et de bois est disparue. Et toute la baie avec elle. Comment écrire sur les lumières du fleuve sinon par petits éclats de fulgurance et fragments de souvenirs ? Les lumières du Saint-Laurent sont aussi multiples et diverses que son long squelette d’eau s’évasant en estuaire, en golfe, puis fonçant tous azimuts vers l’océan, long squelette dont chaque vertèbre est une rivière. Composition géophysique incomparable, d’eau douce dans son amont, d’eau saumâtre en aval de l’île d’Orléans, puis d’eau salée à partir de Tadoussac. Des marées ressenties aussi profondément qu’à Trois-Rivières. D’immenses étendues lacustres qui dilatent son cours : lacs Saint-François, Saint-Louis, Saint-Pierre. Avec des rives dont l’urbanisation décroît au fur et à mesure qu’on va vers l’est. Des climats qui peuvent changer dix fois par jour. Des brouillards, des squalls, des averses de pluie, de neige, de grêle, des coups de vent et des calmes plats.

« Le Saint-Laurent a modélisé la façon dont le territoire québécois a été habité. Encore aujourd’hui, il attire et fixe la population », dit Louis-Edmond Hamelin, géographe québécois de réputation internationale. « C’est un être définitoire, et pas seulement un axe de transport », poursuit-il dans un entretien publié récemment par les Presses de l’Université du Québec. Être définitoire avec des cultures diverses de part et d’autre de ses rives, rive nord, Repentigny, Donnacona, Cap-Tourmente, Baie-Trinité, Rivière-au-Tonnerre, Blanc-Sablon, rive sud, Verchères, Baie-du-Febvre, Saint-Jean-Port-Joli, Grosses-Roches, Mont-Louis, Petit-Cap. Autant d’univers, d’histoires, de phares dans la nuit et de types de luminosité diurne projetés dans les paysages.

Les lumières du fleuve sont indissociables des humains qu’elles enveloppent et qui muent avec elles d’un rythme à un autre, d’une humeur à une autre. Côte sud, côte nord, soleil levant ou soleil couchant, les yeux droit dans l’épée de feu ou dans le décor flambant à contre-jour, nous sommes faits des lumières de ce colosse fluvial aux pieds de vent qui s’en va s’abîmer dans l’Atlantique. Constitutifs d’elles. Lumières tantôt crues, avec des ciels très hauts, tantôt plus diffuses, dans des ciels voilés. Lumières d’hiver, presque aveuglantes, « luminosité extrême », dit Louis-Edmond Hamelin, lumières d’été, douces et claires, de printemps, un peu lactées, tirant sur le pastel, d’automne, mordorées.

Elles nous ont façonnés. Peuple au moral changeant d’un seul coup d’oeil à la fenêtre. Peuple vivant en dents de scie, excessif comme son climat, prompt aux réjouissances et à la dépression, passant de candeur à nostalgie comme le beau temps succède à la pluie et la mer étale aux vagues déchaînées. Lumières folles, avec un goût de liberté. Grisaille, avec un goût de cafard. C’est selon les jours, les saisons et les lieux.

Lundi matin d’octobre, 6 h 30 sur le traversier Camille-Marcoux qui franchit le Saint-Laurent de Matane, en Gaspésie, vers Godbout, sur la Côte-Nord, en un peu plus de deux heures. La boule rouge sort de l’eau, comme d’un tableau japonais. Les hommes dorment, allongés sur les bancs du navire, leurs mains croisées derrière la nuque en guise d’oreiller. Travailleurs qui s’en vont oeuvrer dans les mines, les forêts ou les usines nord-côtières, laissant une partie de leur vie derrière. Ils ont retiré leurs grosses bottes. À côté d’eux, un énorme sac de sport, pas de valises à roulettes ici, et une boîte à lunch. Godbout se rapproche avec ses hallucinants feux d’automne qui se mirent dans l’eau de l’estuaire. La boule rouge est maintenant un énorme paquebot rose dans l’horizon, où passe un goéland. Tout à l’heure, sous le plein soleil, les hommes mettront la clé de contact dans leur camion 4 X 4, ils se salueront gaiement avant de foncer, chacun vers sa destination. Ils ne changeraient pas d’existence, ils aiment cette frisquette lumière qui donne envie de se mettre à l’ouvrage, tout bonnement de vivre.

Rideau de mille petites lumières

Fragments de souvenirs lumineux du Saint-Laurent. C’est Marguerite, à Gaspé, qui ouvre sa cantine à la barre du jour et prépare sa pâte à crêpes. Simon, harnaché dans ses bottes qui lui montent jusqu’à la poitrine, lançant sa mouche au confluent de la Moisie et du golfe, son minuscule appât volant dans la lumière mate. Le vieux Walter, de Rivière-Madeleine, terminant la cuisson lente de sa vie, assis sur ses marches d’escalier, au grand soleil. C’est un long héron bleu dans une flaque du fleuve à Cap-Santé, où se mirent les premiers astres du soir. Un vol d’oies blanches sur Kamouraska, chacune comme une ampoule allumée dans l’azur. Un après-midi d’arc-en-ciel après la tempête, un bout de l’arc sorti du fleuve comme un monstre luminescent. C’est une terrasse au bord de l’eau dans la basse ville de Québec, où le couchant se reflète sur l’écaille des huîtres et les verres de sancerre. C’est un matin de pluie au port de Montréal. On appareille nous aussi avec ce navire battant pavillon grec et s’éloignant lentement. On rêve. De départs et de nouveaux printemps.

Fleuve de lumières, tout spécialement quand on entre dans le miroitement de ses eaux, tempérées à l’ouest, plutôt glaciales à l’est. On y pénètre lentement, le coeur peut nous manquer tellement c’est froid parfois, on esquisse deux ou trois pas sur fond de joncs, de vase, de sable ou de pierres, on recule, puis on revient, on entre enfin dans la joie, « saucé » de pied en cap. Cris de stupeur glacée ou jouissive insinuation dans l’élément tiède, juste rafraîchissant. L’âme étincelante du Saint-Laurent est un rideau de mille petites lumières qui tombe sur nos yeux.

Retour à la baie de Sept-Îles en ce 26 juillet. Des trous de bleu s’élargissent à travers la brume. Les fumées se dissolvent. Le cargo rouge et blanc reparaît soudain. On pense que le soleil ne reviendra plus jamais sur le Saint-Laurent, que c’en est fini de la transparence, que la cécité sera notre lot à jamais. Et chaque fois, comme un petit miracle, on recouvre la vue. Le ciel s’entrouvre. Lumière et fleuve nous sont redonnés.

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