16 novembre 2016

Leonard Cohen, le prince en-allé

Ci-joint un très beau texte de Francine Pelletier. Un dernier pour la route, pour les être aimantés malgré l'éphémère et les tourments. 

There is no way to say goodbye.

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L’amour en berneFrancine Pelletier, Le Devoir, 16 novembre 2016.Je ne peux pas le laisser partir sans m’incliner à mon tour, sans déposer mon offrande, sans dire ce que cet artiste irremplaçable a représenté pour moi, pour ma génération et pour les femmes de ma génération peut-être en particulier. Si Leonard Cohen était une église, nous n’aurions jamais fait défection, nous serions toujours là à allumer des lampions et à égrener des alléluias.



Le grand Montréalais devant l’Éternel a représenté tant de choses. La beat generation, la contre-culture, l’intelligentsia juive, la poésie qui swingue et le folk qui saute à la gorge, le zen, le spectacle du siècle à 75 ans… Et toujours avec cette intensité, ce culte des mots et ce désir de perfection. Bob Dylan lui aurait demandé un jour combien de temps il avait mis à composer sa chanson culte, Hallelujah« Deux ans », répondit Cohen. En fait, il y avait travaillé plus de cinq. Cohen demanda ensuite à son compagnon de route combien de temps il avait mis à écrire I and I, une chanson qu’il admirait. « Quinze minutes », dit Dylan, rapporte The New Yorker. Il y a des jours où l’on se demande si les prix Nobel (pour ne rien dire des funérailles d’État) sont destinés aux bonnes personnes.

Cohen représente tout ça, en plus d’une loyauté inouïe à ses origines et au Québec. Il dort aujourd’hui aux côtés de ses parents sur le flanc du mont Royal. Mais le barde à la voix de fond de cendrier a fait mieux encore. Il nous a permis de croire en l’amour précisément au moment où il devenait plus difficile de le faire. Au moment même où on cassait la baraque des rapports hommes-femmes, où on désacralisait l’amour, Leonard Cohen en a fait une chose sacrée. Pour moi, il s’agit de son legs ultime, de son plus beau cadeau.

Depuis 40 ans, nous sommes des millions à avoir tourné le dos à la manière traditionnelle de conjuguer les sentiments. Je ne parle pas seulement de la remise en question du mariage, de l’accouplement à vie, mais au fait que cette remise en question a nécessairement ouvert la porte à un certain chaos sentimental. À partir du moment où une femme refuse d’être la propriété d’un homme (ce que consacrait le mariage), le diable est aux vaches. Tout est à repenser en matière de relations personnelles. On ne met pas la hache dans ce qui constitue, depuis des millénaires, le socle de la société sans qu’il y ait de pots cassés. Or, c’est précisément ces pots-là qui intéressent le grand mélancolique.

« If you want a lover / I’ll do anything you ask me to / And if you want another kind of love / I’ll wear a mask for you… »

Avec le recul et avec tout ce tumulte, je trouve incroyable que personne n’ait pensé à offrir des cours de survie. Heureusement, il y avait Cohen avec sa candeur et sa véhémence, sa capacité infinie de reprendre le chemin vers l’Autre, de renouveler sa foi en l’amour. Richard Desjardins a aussi été de cette chapelle, un immense chantre du désir et de l’amour, malgré les décombres et l’incertitude généralisée, mais il est venu plus tard et sans tout à fait la même dévotion religieuse.

Aux hommes, Leonard a dit : soyez tendres et, à défaut de fidélité, soyez vrais. Aux femmes, il a murmuré : soyez ce que vous voulez, on vous aimera quand même. La belle affaire. Quelle femme, encore aujourd’hui (demandez-le à Hillary Clinton), ne sent pas le besoin d’être rassurée à ce chapitre ? Alors que les vieilles insultes fusent toujours (salope, féministe frustrée, mal baisée, man-hater…) qui n’a pas besoin de bras qui s’ouvrent, de permissions qui se donnent, de cette bénédiction qui ne vient qu’après avoir franchi le Rubicon, lové au creux de cet « être qui nous manque » ?

« La crise est sans fin »disait Cohen en entrevue au Globe and Mail il y a quelques années. « Tout le monde a le coeur brisé. Tout le monde se fait massacrer. » Et c’est précisément pourquoi cet homme a été si essentiel à son époque et à son art, si profondément utile à l’humanité.

Il nous a appris à regarder nos blessures en face. Mieux, il nous a appris à en tirer des leçons. « There is a crack in everything / that’s how the light gets in », chantions-nous tous en choeur, hommes, femmes, enfants recueillis devant sa maison, rue Marianne, samedi dernier.

Cher Leonard, cher prince de l’ombre, merci pour la lumière.

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