Lettre à Michel Chartrand
Mon cher Michel, en février 1971, de prison, tu m’écrivais une très belle lettre. Je te réponds aujourd’hui en guise de cadeau pour tes 100 ans.
Tout l’automne, j’ai passé mes journées avec toi, belle façon de vivre mon deuil, de laisser émerger la sérénité à travers la tristesse. Les Innus disent qu’un être ne meurt jamais, qu’il vit dans le coeur et la pensée des autres. Grâce à mon petit livre hommage (À bas les tueurs d’oiseaux ! Michel Chartrand — Témoignages et réflexions sur son parcours militant, Éditions Trois-Pistoles) fait avec la complicité de ton vieux pote Jean Gladu, alias Leonardo, des centaines de personnes ont vibré à tes pensées, au rappel de tes actions, à l’évocation de tes valeurs, à ton espoir. Bonheur, beauté, dignité, démocratie, solidarité, socialisme…
Depuis que tu as quitté cette terre, il y a six ans, il s’en est passé des choses. Mobilisation sans précédent de la population pour soutenir le mouvement des étudiants qui, à partir d’une revendication simple, a réussi à canaliser les énergies contre les politiques néolibérales, dites d’austérité. Mais, toi, tu aurais compris qu’il s’agissait de bien plus que des mesures d’austérité budgétaire : le projet de nos gouvernements est de détruire les acquis sociaux arrachés par les mouvements syndical et populaire, de liquider ce qu’il reste de l’État « providence ». Comme tu l’avais constaté en 1968, cette fois encore, les jeunes ont réussi à mobiliser les moins jeunes et les personnes âgées. Tous marchaient ensemble dans les rues. Le 22 avril 2012, nous étions 250 000 à célébrer nos luttes, nos espoirs et notre Terre, formant un gigantesque arbre dans le parc Jeanne-Mance, à Montréal.
Indignation
En 1995, tu te disais profondément honteux que toi et les Québécois blancs ayez mis autant de temps à prendre conscience que ta ville, Montréal, était en territoire mohawk, que nous étions encore ignorants et insensibles à ce que vivaient nos soeurs et nos frères des nations et communautés amérindiennes dont nous occupions les terres. Idle No More, Wapikoni mobile, Présence autochtone et mille et une actions témoignent aujourd’hui de la détermination des Premiers Peuples d’être enfin respectés et de faire reconnaître leurs droits. On apprend enfin à les connaître et on commence à les respecter.
Toi qui as toujours vilipendé les guerres impérialistes et les coups d’État qui établissent des dictatures politiques (ou économiques) ; là où les peuples menacent le système d’exploitation et d’oppression, tu serais profondément meurtri par le carnage au Moyen-Orient organisé et entretenu par les grandes puissances qui alimentent les mouvements islamistes et xénophobes tous azimuts.
Mais tu aurais été heureux d’apprendre qu’une large coalition d’une gauche démocratique qui veut prendre les choses en main et convertir l’indignation en changement politique, Podemos, participe à la direction de plusieurs grandes villes espagnoles ; ce n’est qu’une partie du pouvoir, certes, mais cela permet d’améliorer sérieusement la vie des gens au quotidien, de faire de l’éducation politique et que tous, ensemble, grugent le pouvoir et expérimentent de nouvelles formes de démocratie.
Même le peuple chilien, dont tu as tant admiré l’imagination et le courage, se lève et des dizaines de milliers de jeunes ont déferlé comme les vagues du Pacifique à Santiago. Tu avais bien raison, vieux sage, il faut garder confiance dans la jeunesse et dans sa capacité de révolte.
Terre-Mère
Plus encore qu’hier, il nous faut prendre conscience qu’on ne peut plus vivre sans penser aux conséquences de nos actes, qu’on doit se mobiliser et convaincre que seules les luttes pourront limiter la barbarie : destruction de l’écosystème, des villes et villages, pillage légal et illégal des ressources, assassinats, génocides…
La Terre-Mère est à un point de non-retour. On l’a détruite et on continue, entre autres par l’exploitation minière et des énergies fossiles. Air, sol, eau, tout est en danger. Seules des mobilisations massives, et à l’échelle de la planète, pourront stopper l’inévitable, car le futur est maintenant.
Tu as fait ce que tu devais faire ; ta fille Hélène ajouterait que tu n’as fait que ton devoir. À nous de poursuivre. Nous, que tu surnommais souvent les « glorified slaves »mus par le désir de consommer davantage, de faire carrière, de se replier sur soi…
Tu disais qu’il y avait des coups de pied au cul qui se perdaient, nous en aurions bien besoin pour nous secouer un peu plus. Non seulement il faut faire plus, mais aussi autrement. Dans des médias alternatifs et dans Le Devoir, des voix se lèvent, argumentent et disent qu’il faut reconstruire le système de l’éducation, que c’est par l’instruction que les jeunes se socialiseront et découvriront la solidarité ; qu’il n’y a pas de santé publique sans prendre en considération les facteurs sociaux qui affectent la santé ; que 15 $ l’heure est une question de dignité ; qu’on ne construira jamais un pays sans les peuples et nations autochtones. Tu vois, on continue et tu nous inspires encore.
Tu as toujours prétendu que tu n’avais pas de leçons à nous donner, mais il demeure que plus on te connaît, plus ton exemple nous aide à avancer vers plus d’humanité et de démocratie.
Je te salue, vieux frère et mon cher petit papa.
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