L'eau-mère : « Je passerai par ta bouche »
26/11/2008
J'étais moi aussi assez tôt dans les parages de l'hôpital St-Luc, sur René-Lévesque, pour une bénigne intervention. Il ne vaut pas la peine d'en parler. N'empêche qu'après, j'ai senti le besoin de prendre une petite convalescence avant de rentrer au bureau.
J'ai donc révisé mes pas vers l'est avec une idée déjà en tête : passer une petite heure au chaud à la bibliothèque Centrale de l'UQAM. Avec ma carte toute CREPUQ d'éternel étudiant, je peux y emprunter des livres. Ces temps-ci, je fréquente passablement Edmond Jabès qui carbure aux aphorismes hauts perchés.
« Tout livre s'écrit dans la transparence d'un adieu.
Il faut bien, un jour, consentir à se taire
quand les mots n'ont plus besoin de vous. »
— Le livre de l'Hospitalité, Gallimard, 1991. p. 101.
Après, ce n'était pas prémédité, mais plutôt de me fondre tout de go dans le métro à Berri, j'ai fait un crochet par la Coop Librairie de l'UQAM... En face des rayons vitement survolés de la poésie, il y a, en angle sur deux murs, les livres de philo. C'était juste pour glaner quelques pages, question de mesurer la longueur de la lame de mes désirs de lecteur détrôné par le temps... Mais j'ai soudain bien senti le coup d'épaule de l'Ange des livres qui m'a fait pointer vers un nouveau titre de Jacques Bouveresse dans la collection Banc d'essais, aux Éditions Agone : La connaissance de l'écrivain; Sur la littérature, la vérité & la vie.
L'Ange m'a soufflé ceci aux oreilles : ce bouquin pourrait bien être un billet d'entrée pour ton sujet de maîtrise... Ah! Bon! 35 douilles pour les membres!
4/03/1973
Je cherche une marge à cocher dans ma vie. Je pars sur le pouce pour Jonquière! Je m'en vais voir les filles : Francine et sa chum qui ricane tout le temps. Madeleine Monette m'a passé Le théâtre et son double d'Antonin Artaud. Ça fait partie de mon feu. Ça me gruge la révolution. L'abbé Réginald Deslandes me prend par hasard sur le pouce entre Granby et Roxton Pond. Il n'aime pas me voir faire l'école buissonnière. Me lance, inquiet : « Je sais que tu es un rebelle. Ne te laisse pas écraser. »
5/05/1973
Personne ne se souviendra que le Pub de l'Hôtel Windsor, administré dans la liberté à peu près totale par les fous sérieux étudiants que nous étions, s'appelait « Le Sanctuaire ». Nous y avions fait venir à deux reprises le groupe Caramel Mou. Il y a une faute d'orthographe sur le billet d'entrée qui coûtait une grosse piastre et demie. J'aimais quand Christian, le chanteur aux cheveux longs raides coupés en balai, grimpait, marchait à tâtons sur les tables, crachant dans le solo de guimbarde un Québec Love énergique, rouspète pis pète... M. a eu le béguin pour Christian, lui volage et... Montréalais. J'adorais pour ma part la petite puce de chanteuse. Qui se souviendra que j'ai pour la première fois — mis à part les séances à l'école primaire — monté sur scène en faisant « la première partie des Caramels », le temps d'un poème qui s'appelait Le Passeur matineux? Étonnée, la chanteuse m'avait trouvé pas mal freak.
19/07/1974
C'est vendredi. Je barbote dans le marxisme au-dessus de Da Francisco, rue Principale, en face du Windsor. Je partage ce grand appart avec M. et S, et avec une population variable selon le vent.
À la librairie Authier, j'ai acheté Le langage et la société de Henri Lefebvre.
« Être ensemble, c'est faire quelque chose ensemble. », p. 163.
01/11/1987
« Comme un million de gens », je suis consterné d'apprendre la mort de René Lévesque. Rue Duquesne, je suis sur la galerie, à l'arrière, et je braille comme si c'était mon père.
05/11/1987
Une petite gardienne vient à la maison ce soir. C'est notre première sortie depuis la naissance de N. De façon inopinée, nous arrive de Granby S., l'infirmière mystique qui nous fait des balayages dans le dos, et son mari qui a affaire en ville. Ils vont passer la nuit. Pas de problème. Mais nous ne changerons rien au programme!
S. accepte de venir au cinéma avec nous. Nous la prévenons : le film est en v-o allemande, sous-titré, et c'est pas réputé être à l'eau de rose.
René Lévesque a été mis en terre aujourd'hui au cimetière de Sillery. C'est gris de bord en bord.
Nous voyons Les ailes du désir au vieux cinéma Papineau que Diane Dufresne espère sauver du pic des démolisseurs. J'en braille une autre shot! Je suis subjugué par ce film.
C. s'inquiète de S.
S. est sortie du cinéma comme un volcan qui ne sait plus quoi dire.
« Quand l'enfant était encore enfant... »
14/11/1987
N. a encore la diarrhée. J'ai coupé le lait. Je suis père à plein temps jusqu'en janvier. Ce qui veut dire que je n'ai pas une minute à moi et que je comprends plus que jamais les femmes à tout le moins, les mères.
Un petit répit se dégage quand même en après-midi avant que Magalie ne revienne de l'école.
Je n'avais pas retouché à Jünger et à ses papillons depuis l'été, sur le quai du chalet au Lac Boker. Je suis à la veille d'achever la lecture du Premier journal parisien, 1942-1943. Ces récits sont intrigants : de quel bois se chauffe l'écrivain brillant en habit d'officier allemand quand il embrasse sincèrement Picasso, ce dernier disant aller au communisme comme on va à la fontaine? Dans sa tête, est-il l'assassin de Hitler?
« (...) à propos du journal intime : les petites observations brèves ont souvent la sécheresse des feuilles de thé; la transcription, c'est l'eau bouillante qui en extrait l'arôme. » P. 300.
Sur la création et la spiritualité, le chasseur subtil écrit :
« Dans l'ivresse, l'esprit s'élance en avant (...)
Il recueille des expériences dans l'infini.
Sans ces expériences, il n'est pas de poésie. »
17/11/1987
Je croise James Henry au sortir de la bibliothèque de l'UQAM. Notre conversation prend vite un tournant littéraire. N'avons-nous jamais été sur un autre registre même dans nos échanges politiques? Nous en arrivons à Jean-Jacques Rousseau, cet enterré vivant qui, selon Jimmy, rejoint le mouvement révolutionnaire par des voies inattendues. Le « je » vient de naître dans les lettres françaises. C'est un jardin bourré d'accidents.
En soirée, Michaël La Chance interrompt son cours sur l'herméneutique pour que nous puissions assister à la conférence d'Edgar Morin qui porte sur la complexité. La jolie petite salle des Boiseries est bondée. La vice-doyenne de la faculté des Sciences humaines présente Morin à l'assistance. Elle a un mot pour nous, étudiants de philo, ces téméraires qui persistent, qui la rassurent, mais l'inquiètent tout autant à cause de la marginalité dans laquelle nous plonge l'économisme ambiant...
Le penseur assez singulier devant nous dira qu'il se voit lui-même
« comme un chameau traversant le désert ».
« (...) on en revient à ce que nous savions avant toute connaissance et toute conscience, tout en arrivant à ce que toute connaissance et toute conscience nous disent d'accomplir et d'épanouir : semer ------ s'aimer. » Pour sortir du XXe siècle, Fernand Nathan, 1981, p. 376.
12/08/2003
Square Victoria. Un couple se cajole devant la fontaine. Le garçon est plus entreprenant. La jeune fille ne bouge pas, comme un oiseau posé sur un fil. Tout cela. Cliché éphémère. Si beau pourtant.
24/04/2008
Place des Arts. Il fait chaud dans mes yeux.
13/02/2003
Radisson. J'ai le bout du pouce gelé. Il fait -20. Me suis écorché une jointure sans m'en apercevoir. Une goutte de sang perle dans mon carnet. Je suis un voyageur parmi les voyageurs. Je pense à une sieste primitive.
2/12/1986
De la cuisine. De la mémoire. Tu seras encanteur parmi les fruits acrobates et les chimères d'aujourd'hui. Baril de poudre, creux de fossile sur la corniche des mots. Tu seras enchanteur. Puis, en effet, tu oublieras.
***
Eau-mère : liquide surnageant qui reste après la cristallisation des sels.
- Klaproth, Wolf, Dictionnaire de chimie.
Photos : Caramel Mou, anonyme, sur le Web. Les autres : jd.
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