12 octobre 2009

Carnets pelés 29 - Embrasement d'émeute

C'est pour quoi faire qu'on lit? Pourquoi mourir à petit feu au milieu de toutes ces traces de mots et de signes? Pourquoi les tables de chevet et les chinoiseries?

Le commis aux écritures, incrédule, humble, mais au sens détourné d'un terme de métier, serait sans doute triste, aurait le visage de celui qu'on sacre dehors à l'idée qu'on mette fin aux émissions littéraires.

Il s'attarderait au lexique comme si c'était une rareté, une bouée, un terrain enjambé où c'est marqué 
« Défense de passer ».

Il tâcherait de délivrer une fois encore quelques mots nouveaux.

 Nouveaux pour lui!

 Les mots sont vieux comme le sont les cris des enfants.

Entre chaque lecteur, entre chaque lecture, il y a de vastes étendues de désert. Les ramifications sont extraordinaires. Un commis aux écritures qu'on pourrait imaginer comme un chercheur d'îles, un gardien à la manière du personnage de Bourgault, le ramasseux de papiers, le dompteur de vers dans le film Léolo; ou bien encore comme le petit vieux fatigué, délirant, dégobillant des fragments de poésie - quand le monde était encore enfant - assis sur le bout des fesses dans un sofa éventré en plein milieu d'un champ vague, une place à cochonneries perdue parmi les grands foins, entre deux mondes, à Berlin, dans LE film de Wenders, Les ailes du désir... Des mots nouveaux, surabondants, complètement inutiles jusqu'à ce qu'on en ait viscéralement besoin :

 rouir : isoler des fibres textiles en détruisant la matière gommeuse qui les soude, par une macération dans l'eau
remugle : « un fort remugle de cigare froid » — odeur de moisi, de renfermé
blettir : devenir blet (=fruits trop mûrs dont la chair s'est ramollie — qui a l'aspect brunâtre du fruit blet)
sorbe : fruit du sorbier
cotir : meurtrir des fruits onciaux : lettres onciales — écriture romaine en capitales arrondies de grande dimension, souvent réservée aux têtes de chapitre
irreddible... ?

L'idée de Wittgenstein sur la totalité de l'expérience : quelque chose comme la limite de mon langage = la limite de mon monde.

Limite?

 « Car le livre est un monde en défaut. Qui lit à livre ouvert il lit à monde fermé. » (Pascal Quignard).

 Je me souviens d'avoir lu sur le blogue perso de la chroniqueuse Chantal Guy ceci : au lieu de sortir, restez donc chez vous pour lire, avait-elle lancé!

 J'interprète : la théorie de la lecture selon Pascal Quignard commencerait par poser une espèce d'arc, celui d'un vol, avec un trait qui descend, s'évanouit, fuit par l'horizon, traçant une limite invisible, comme une « blessure ouverte sur la fleur de farine ». Imagination, travail, mirage, vitrail, feinte, ruse, coups d'épée dans l'eau, vives impressions, ce n'est pas simple la lecture. Mais si théoriser n'a pas pour but d'éclairer, de décupler le plaisir à comprendre, le plaisir spontané, alors aussi bien éteindre la chandelle de la mastication intellectuelle... 

Si le monde est refermé dans le livre, la lecture le déplie.

 Volume du monde à plat qui s'ajoute au volume.

 Parcours intenses diamantés d'éclats de rêves, espoir de se rendre ailleurs, envies, envols, curiosité, passions, abandons et tous ces lieux intimes pour réfléchir...

À vrai dire, tout cela se ramasse dans une action ultra monotone : lire, c'est voir défiler linéairement, le plus souvent quasi immobilisé, des pattes de mouche, des pieds, des perches, des caractères, des lettres, des paragraphes, du blanc, des silences sur le bout des lèvres... Mais le poids du monde....

L'esprit cavale, explose, proteste...

Pas toujours. Il s'endort parfois.
Photo Jacques Desmarais.

Pendant qu'il pleut à verse, la lecture trace un arc-en-ciel au-dessus d'une arche de Noé imaginaire.

 C'est la révolution quand elle arrive chez l'enfant de six ans.

 J'ai lu ce texte de Quignard en 1995 après avoir rédigé un papier paru dans la page Idées du Devoir que j'avais osé signer avec mon titre de l'époque, une pure
vérité : « Commis aux écritures ». Je ne prétends pas être ce dompteur de vers. Je protestais sincèrement, en revanche, contre le début du scrapage des émissions littéraires que j'adorais, moi, si loin de la littérature et de ses artisans.

 Le plus souvent, la voix des écrivains par le vaste monde m'arrivait par la radio. C'était mes midis En toutes lettres, mes mercredis de Passages,  mes beaux vendredis soirs avec Les décrocheurs d'étoiles, mes dimanches de Paysages Littéraires. C'était ma liberté.

Tout cela est quasiment mort et enterré dans le parc des Caribous. Je n'ai plus l'oreille collée. À présent, c'est le présent, c'est l'espace musique all the way couleur fuchsia. Fini les folies, les bla-bla! Mais je ne suis pas certain que les cotes d'écoute ont monté pour autant!

 Il reste Lorraine Pintal à Vous m'en lirez tant, une fille originaire de Granby, je vais la ménager. Elle a fait un bon coup en engageant Madeleine Monette pour une chronique américaine. Fait assez rare et notable, elle a reçu à son micro Pierre Vadeboncoeur qui est avec Ferron, Ducharme, VLB, Anne Hébert, André Major, Michel Tremblay, Gilles Hénault, Miron, Michel Garneau, Georges Leroux, tous genres confondus, selon moi, l'un des meilleurs écrivains québécois.

 Malgré tout, je n'arrive plus à m'abonner régulièrement à cette émission. Mots de chagrin.

 À l'époque où le LANGAGE se crossait par-devers soi, j'avais trouvé chez Quignard une voix du dedans, puis une corroboration de mes intuitions, mais il va sans dire, exprimé avec mille fois plus d'éloquence, de finesse et de densité. Avec Pierre Mignon, Le Clézio, Gracq, Yourcenar, Aragon..., le jeu de plume de Quignard est, encore une fois à mon humble sens, parmi les meilleurs de la France contemporaine.

Le thème de la lecture et du temps mort se possède comme une espèce de tango chiffonné. Voilà ce que j'ai compris. C'est vraiment un joli poison. Tous les lecteurs savent cela.

 « Métamorphose des métamorphoses. Lectures. »

 « Lampe seconde. Pour une nuit seconde. Pour ainsi dire redoublée. »

 On ne lit pas pour être savant. En tout cas, pas nécessairement. On lit parce qu'il y a du suspens dans l'air. Même dans les essais les plus secs. On lit, quand on a la chance de savoir lire, parce qu'il y a chez l'homme un besoin irrépressible de se faire raconter une histoire, et ça adonne bien, car juste à côté, pour dire comme Paul Auster, il y a ces espèces d'extra-terrestres, des extra to much venus de toutes les couches de la société qu'on appelle des écrivains et qui ne peuvent pas, eux, s'empêcher de raconter des histoires. Il y a de la lecture parce qu'il y a de la philosophie, c'est-à-dire de l'étonnement dans la manière des hommes, de l'interprétation à ne plus finir dans leurs pensées.

Je n'hésite pas à suggérer des pages entières de Quignard.

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P. 107 et suiv.


«Triple feintise et langage de mort. Tels le lecteur et le livre dans lequel il fut plongé sans feinte. Dans lequel il fut astreint à cette péripétie qui l'émut moins qu'elle lui refusa lucidité, calcul, méditation. Dans lequel il fut voué à cette sortie de soi, à ce départ de ses propres obsessions, à cette émigration de son énigme, de ses voeux, de ses expériences, à cette expatriation ou ce déplacement des modes de sa langue, à cette évacuation de ses souvenirs, à cette explosion de ses rancunes et de ses haines, à cette irréalité au bout du compte, cette vie de lettres et de bâtons d'hétérographe malgré la solitude. Dans lequel il fut conduit à embrasser toute l'exubérance, faribole pathétique, les espoirs improbables, les femmes spécieuses, les goûts insensés; conduit à participer à ces actions maquillées, ces fortunes subreptices, ces mises à mort et ces caresses prolongées et admirables. Dans lequel il prit parti pour ces passions enchevêtrées et dérisoires, pour ce négoce déguisé et pour ce frelatage d'intrigues rusées, emportées, et cruelles. Dans lequel il fit corps, fit chair, avec cette honte. S'identifia aux rêveries d'Escobar. Mit dans sa poche sans fond la fausse pièce. Ajouta foi aux contes bleus et aux paroles d'or.


Monts et merveilles promis, trois fois feints comme monts et merveilles du monde, d'une imposture qu'étreint une langue simulée, captieuse et morte, auxquels pieds et mains liés il se donne de tout cœur alors que ce monde, ces figures, ce langage distraient avec une monotone insistance, efficace peut-être mais point assez puissante pour qu'elle en impose complètement l'image, qu'un monde soit, que des êtres se dressent, et qu'un langage vrai ait cours et ait teneur. Sous le voile de ce monde libre : les communautés angoissées, solitaires, soustraites au sein des villes immenses. Sous les dehors de ces êtres que le désir étaye et sans cesse ressuscite : les servitudes innombrables, contrats de mainmorte et de taille incessante, les liens sociaux absents ou de haines ou de fatigues ou de malaises distribués, et les asservissements des âmes seules usurpées en marchandises, en devoirs, et en craintes d'avenir et de mort que les puissants réitèrent, même partagent, et qu'elles-mêmes multiplient. Sous le couvert de ce langage soit désuet et su roi à roi, date à date, par cœur, comme les temps anciens affabulés, soit exalté, bouleversé et épars, pluriel comme les temps non sus, à venir, violents : une langue marchande vieille parmi les temples vieux debout proliférant, et les marchands sans nombre investissant sans nombre, par débouchés de biens des guerres, en gain de puissance, et d'horreur.


Le lecteur sait sur-le-champ que le monde peut distraire de la terre et ne pas l'habiter.


Mais ruse de lire prise elle-même au jeu de la mystification qu'elle croit commettre. Comme le sens torturé en vain n'ajoute pas au sens. Dans les mondes irrecevables des lectures, le nom apocryphe du lecteur, une fois grossièrement interpolé dans les pages du livre, le rat, le rongeur, l'hétérodoxe et subversif assis sur une chaise, comme la position jadis souveraine était sise, quand même rongé lui-même, il ronge. Le falsificateur du monde se détruit. Ce que forge le livre dans le cœur du lecteur, plus il en renforce la fraude et l'hyperbole, plus renchérit l'improbable et croît la puissance du faux, le dit prédit, l'irrévocable sortilège, - le réel, qui n'est qu'un mot de ces livres qu'il lit, ne le désavoue pas.


Faux dehors qui est un vrai dehors.


Sans doute crut-il se défendre de cette distraction, vécut-il écart par écart ce qui se représentait sous l'espèce, sous le rêve de la présence du monde; sans doute scruta-t-il cet embrasement d'émeute introduit en lui-même, par là désamorcé peut-être, qu'accomplissait en lui l'exercice solitaire de la lecture, à laquelle n'imprimait comme "aucun mouvement" l'emphase du pseudo-émeutier;(...) sans doute espionna-t-il ces évasions de quart et de demi et de trois quarts à peine d'heure, où le prisonnier, après qu'il a prié dans la chapelle au haut de la falaise, ouvre fenêtre, saute dans l'océan.»



p. 39


« Le livre voile pour toujours la face du lecteur. Lire prie pour ce dénuement, cet abîme d'indigence : ce seul en défaut de soi, cette terre dénuée du monde, ce langage qui est

annulation. »


p. 82


« Les premiers cris d'enfant lisent déjà en les criant des traces plus anciennes et terribles que les plus anciennes écritures attestées. »


QUIGNARD, Pascal, Le Lecteur

Coll. Blanche, Gallimard, 1976


2 commentaires:

Edouard.k a dit...

J'avais jamais fait le lien ou peut-être que si (j'ai parfois des crises simili alzheimer)et peut-être même que je te l'ai déjà dit. Tes carnets pelés me mettent dans le même état que les "papiers collés" de Georges Perros. En tout cas , nom de dieu, faudrait que tu publies ça parce que j'aimerais vraiment pouvoir les avoir sur ma table de chevet , les feuilleter comme on boit un petit verre de cognac pour se réchauffer.

Jack a dit...

Rimailleur, tu me l'avais déjà dit, mais tu peux le répéter, c'est de la musique à mes oreilles. Perros, un phare, un « lien » que je souhaiterais nouer au mieux sachant d'avance qu'on n'arrivera jamais à si forte incision.

Aussi, je ferai un effort pour convaincre mon éditeur!