22 janvier 2011

Argan, histoire marocaine au féminin





Argan

Texte et photos de Josette Aliès,
Montauban, France, 8 avril 2010.
Avec son aimable autorisation.

Ce matin, je suis allé faire trois courses au super marché. J’avais besoin d’après-shampoing.

En visitant la console appropriée, quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’une grosse marque de cosmétiques vendait du shampoing et après-shampoing enrichi à l’huile d’argan!

Que croyez-vous que je fis? Je l’achetai bien sûr!

Réminiscence, parfum d’un temps envolé où je pouvais encore voyager? Parfum de ce sud marocain qu’il m’a été permis d’arpenter?Couleurs des robes et voiles de ces femmes de « M’sti », coopérative de femmes qui fabrique de l’huile d’argan? Émoustillage des papilles à la pensée de toutes ces salades, ces méchouias colorées parfumées à l’huile d’argan très noisetée? Quoi qu’il en soit, j’ai acheté l’après-shampoing à l’huile d’argan.


L’Argan?

Une grande différence entre les deux sites : au Mexique, l’arganier est dit stérile, ce qui signifie probablement qu’il n’est pas fruitier; au Maroc, il produit des petites noix.

Si j’en crois ce que les femmes de M’sti nous ont raconté, l’arganier est incultivable. C’est lui qui décide où, quand, comment il va pousser. Depuis la nuit des temps, les hommes ont essayé de le domestiquer sans succès.Inutile, donc, de chercher des plantations d’arganier.

J’en ai vu au beau milieu de « champs », de terrains caillouteux qui semblaient essayer d’être cultivés. J’en ai vu au bord de chemins, j’en ai vu en plaine, j’en ai vu en haut des montagnettes désertiques, mais je n’ai pas vu de « verger » d’arganier. Pas même près d’Agadir.

L’huile d’argan? C’est l’huile de l‘indomptable, l’huile de la liberté, surtout celle grignotée, de ces femmes de la coopérative de M’sti!

Eh oui, un peu avant d’arriver à Sidi Ifni, à gauche, vers le désert, tout en haut d’une route, d’un chemin carrossable, un village, une bourgade, un bled : M’sti.

Nous nous présentons à la maison du caïd. Quand on est étranger, il est plus poli de se présenter au caïd, équivalent d’un sous-préfet.Il nous invite à boire le thé, ce qui signifie faire connaissance, boire et manger.

Je ne sais pas comment elles font, mais cette fois comme les autres, notre visite n’était pas programmée, ce qui n’a pas empêché la maîtresse de maison d’arriver au salon avec un magnifique plateau de pâtisseries maison.

Pendant le cérémonial du thé à la menthe, le caïd nous explique son bled. La coopérative d’huile d’argan, si elle est devenue le fer de lance de cette communauté, n’est pas la seule particularité du village.Il y a aussi une école, un dispensaire PMI et même un équivalent du planning familial!

Avant que le caïd ne revienne, il a été chercher le directeur, nous discutons avec l’infirmière à temps plein que nous rencontrons alors qu’elle sort faire des soins à l’extérieur. Elle nous parle quelques minutes de son dispensaire, de la nécessité de l’éducation à la contraception, et, comme le dispensaire et la coopérative sont côte à côte, quand elle comprend que c’est pour la coopérative que nous sommes là, très vite, à voix plus basse, elle minore le rôle d’émancipation dont la coopérative est créditée.

Seules les femmes y travaillent.Ce sont elles qui s’autogèrent, mais elles ne fixent pas les salaires.C’est un homme, le directeur qui les fixe et qui tient les comptes!

Une féministe des années 70. C’est comme ça que je trouve notre infirmière.

Nous attendons dans une cour intérieure assez fraîche que le directeur vienne nous faire visiter. Sous les pieds des arbustes et des plantes, il y a de drôles de coques qui empêchent l’herbe de pousser. Nous ne le savons pas encore, mais c’est notre premier contact avec l’argan.

Monsieur le directeur arrive.Il nous explique que c’est lui qui conduira la visite parce qu’il parle français. Les ouvrières parlent berbère entre elles, sinon, elles parlent arabe.Si nous voulons comprendre quelque chose, impossible de se passer de sa présence!
De toute façon, nous sommes avec deux hommes. Les hommes ne sont pas admis dans les « ateliers », il sera là, aussi, pour nous dire ce que les hommes auront ou n’auront pas le droit de faire.

L’usine se compose de trois « ateliers », salles de travail, d’une salle de transformation, d’un petit « magasin » pour la vente directe d’un petit entrepôt pour l’expédition. Toutes ces salles donnent sur la cour intérieure.Ça ressemble un peu à un cloître minuscule, en pierres ocre et torchis tout aussi ocre. Le tout est assez délabré, mais c’est le local qui a été mis à la disposition des femmes.

L’une d’entre elles, probablement la « cadre », fait la visite avec nous pour nous expliquer toutes les étapes de la fabrication et nous montrer comment fonctionnent les machines.

Son français étant approximatif, notre berbère inexistant et notre arabe se limitant à quelques formules de politesse, nous ne communiquons pas, si ce n’est par le regard et les sourires.

C’est parti pour la visite.

Dans la première salle, une vingtaine de femmes de tous âges sont assises sur de magnifiques tapis colorés, quoiqu’un peu vieux. Pendant qu’elles tapent très vite avec de curieux petits marteaux plats sur des noix, dans un joyeux brouhaha de conversations, de rires, et même de chants, quelques enfants jouent ou dorment dans un coin. De temps en temps, une femme sort avec un seau en plastique plein de coquilles ou plein d’amandes d’argan.


Dans les autres salles, même décor, même rythme, même travail.

Elles ne sont pas voilées, mais certaines portent des foulards colorés.

Claudine et moi avons le privilège d’entrer, alors qu’André et Benoît restent dehors et se contentent de jeter un coup d’œil gêné.

Dans la dernière salle engaillardie par l’accueil, c'est-à-dire que personne ne s’est offusqué ou caché, que nous avons eu droit aux « salam maricon », aux sourires, à des questions que nous n’avons pas comprises, ce qui m’a empêché de répondre que nous sommes intéressées par leur travail, leur vie… Je me permets de sortir l’appareil photo, de le montrer et de demander l’autorisation de prendre une photo.

« Pour cette photo les femmes se sont voilées : elles ne voulaient pas être vues
à visage découvert par des personnes qu'elles ne connaissent pas. »


Elles rient! Certaines se recoiffent, s’arrangent, d’autres se déplacent pour être ou ne pas être sur la photo.

Sauf à Harlem, peut-être, je ne crois pas avoir jamais été aussi impressionnée, émue de photographier.

Je crois que je n’aime pas être voyeuse. Mais, je crois aussi qu’elles sentent que je les trouve belles, que je soutiens leur fierté et que je les admire.

Faut dire que dans chaque salle, toutes les générations de femmes sont présentes et mélangées : de l’adolescente à l’arrière-grand-mère!

J’essaie de demander à notre accompagnatrice à quoi correspond la composition des salles. Est-ce qu’elles utilisent les ateliers en se regroupant familialement? Est-ce qu’elles ont une place et une fonction spécifique? La question est trop complexe.Le directeur nous dira qu’elles s’installent dans les salles au fur et à mesure de leur arrivée.

Comment est née cette coopérative, y en a-t-il d’autres? Là encore, c’est complexe.Depuis toujours, dans le bled, les femmes ont fabriqué de l’huile d’argan.Au début, elles cueillaient, écoquaient, fabriquaient ensemble, en petit groupe. Avec le règne du « jeune roi », beaucoup de choses ont changé. Le Maroc s’est occidentalisé et les femmes ont acquis le droit au travail. C'est-à-dire qu’elles ont le droit de travailler au grand jour et d’être rémunérées elles-mêmes.


À M’sti, leur émancipation a consisté à revendiquer un lieu pour fabriquer l’huile ensemble.Ce lieu, elles ont voulu que ce soit une coopérative. D’après l’infirmière, ce n’a pas été simple : il ne faut pas prendre le travail des hommes, et il ne faut pas gagner plus que le mari. J’imagine qu’elles ont fait des concessions, mais elles ont créé leur entreprise, et la nommer coopérative, ce n’est pas rien…On sent qu’elles en sont rudement fières.

C’est ici que s’enracine mon intérêt pour l’argan.

Tout! Elles utilisent tout dans l’Argan! L’Argan, la noix nourricière de l’inédit de la vie! La truffe de ce Maroc maigre et sec!Elles cueillent les noix. Elles les mettent à sécher.Sur une pierre creusée par le temps, creusée par le rythme, elles les ouvrent avec une autre petite pierre dure. Là, elles séparent l’amande de la coque.Elles gardent l’une et l’autre : les coques serviront de combustible dans les poêles de terre qui cuisent les tajines et gardent le thé au chaud.L’amande, elle, elle sera transformée.Elles la pressent à froid dans un moulin « moderne » qui relève d’un tambour de machine à laver détourné équipé d’une sorte de pressoir à vin du début du siècle dernier. La vis de serrage est motorisée et visiblement fonctionne au pétrole, vu la puanteur du moteur!

De cette première pression, sort un filet de liquide jaune paille au fort parfum de noisette beurrée. C’est l’huile alimentaire.

À l’autre bout du pressoir, sort un mince étron vert caca-d’oie, qui n’en finit pas. Son poids finit par le fait casser et il tombe en mille morceaux dans une sorte de lessiveuse.

Ces bâtonnets nourriront les chèvres.

Un autre groupe pendant ce temps a fait griller des amandes dans une autre machine bricolée. Là, c’est le principe de force centrifuge du tambour de machine à laver qui est réinvesti pour que ça tourne à vitesse constante et que les amandes soient bien grillées sans brûler. Si le moteur fonctionne au pétrole, le combustible qui grille est la coquille d’argan. Les amandes grillées seront, elles aussi, pressées à froid. Les « étrons » nourriront aussi les chèvres.

Du pressoir, c’est un filet de liquide vermeil qui sortira.Cette huile-là, c’est tout le secret de leurs cosmétiques et liniments. Elle sert aux soins de la peau et des cheveux. Mais, surtout, elle servira de médicament : antibrûlures, cicatrisant, purgatif et que sais-je encore.

Chacune des deux huiles est précieusement conditionnée dans de minuscules flacons pour l’huile cosmétique, mais « une goutte suffit pour tout ton visage », dans des flacons de demi-litre et un quart de litre pour l’huile de cuisine.

Lorsque j’en ai acheté, je me souviens que j’avais trouvé qu’elles étaient extrêmement chères, par comparaison au reste de la vie. Je crois me souvenir que les flacons de cosmétique étaient à 40 francs/pièce et les flacons d’huile alimentaire de ¼ de litre étaient à 60 F/pièce.

Je m’étais étonnée du prix, d’ailleurs indiqué, comme l’exige la loi pour une fois appliquée, et une très vieille dame m’avait expliqué que c’était surtout parce que le produit était rare qu’il était cher. En effet, personne ne peut dire s’il y aura encore des arganiers dans la commune dans 5 ans!

Après ce retour dans un passé récent, moins de dix ans, je regarde mon après-shampoing et je pense que je n’aurais pas dû l’acheter.

Si c’est bien de l’huile d’Argan qui est utilisée, alors, cette entreprise est en train de piller la réserve.

Des amis qui sont revenus du côté de M’sti m’ont raconté que maintenant, la coopérative des femmes est fermée au public et qu’il n’y a plus de vente sur place.

Les arganiers poussent toujours n’importe où.

Apparemment, les hommes n’ont toujours pas percé le secret et ne savent toujours pas les cultiver. Ça ne les empêche pourtant pas de les exploiter au maximum, sans savoir s’ils seront toujours là dans cinq ans.

C’est vrai, le Maroc s’est occidentalisé : il est entré dans l’économie de marché!

Peut-être qu’au Mexique, les arganiers, offusqués du peu de respect que les hommes avaient pour eux, ont cessé de produire leurs fruits tout en se reproduisant? Va savoir comment? Question de montrer à l’Homme qu’il n’a pas le droit d’abuser de sa toute-puissance sur la nature.Peut-être qu’on assiste à la première « résistance » organisée de la nature contre l’Homme?

Va savoir!

En tout cas, moi, je n’achèterai plus de produits à l’huile d’Argan, ni d’huile d’Argan alimentaire.Il en faut trop si on veut abreuver tous les Bobos de la terre!

Il faudrait apprendre à laisser vieillir la nature et l’être humain, tranquillement, sans hâte, sagement.


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