Je reprends plus loin le texte intégral d'une interview de Éric Martin et Gabrel-Nadeau Dubois publiée le 18 janvier 2013 dans la revue (web) française Contretemps. L'échange a été repris et mis en ligne le même jour dans Nouveaux cahiers du socialisme.
À la lecture des échanges, on appréciera l'effort qui est fait afin d'évaluer l'impact politique de la grève étudiante et du mouvement social plus élargi qui ont pris la rue au printemps 2012, mouvement original et intense qui n'a pas tiré pour autant à gauche « l'ambiance politique », du moins dans le contexte présent. J'ai tendance aussi à être assez d'accord avec le constat de Gabriel Nadeau Dubois en ce qui concerne les reculs et la timidité du gouvernement minoritaire de Pauline Marois. Si la tendance se maintient, le PQ risque de creuser l'écart dans les sommets de la déception au point d'être défait à la première occasion par les forces de droite en train de se refaire une beauté postcorruption à la CAQ et au PLQ.
Par ailleurs, quelques énoncés plus pointus mériteraient nuances et discussion. Par exemple, dire que l'UFP (l'Union des forces progressistes) « [...] a été la première expérience (d'un parti de gauche au Québec) dans les années 1990! » me semble passer sous silence d'autres sources du militantisme politique qui ont contribué, fut-ce de façon marginale, au projet ambitieux d'unifier la gauche. Cela est advenu de façon plus tangible, en effet, d'abord sous l'impulsion du Rassemblement de l'alternative progessiste (RAP), puis avec l'UFP en 2002, puis encore avec Québec solidaire en 2006. je mentionnerais notamment quelques ponts venus du NPD-Québec et ses variantes (Parti socialiste du Québec de Michel Chartrand (1963), Parti de la démocratie socialiste (PDS) de Paul Rose en 1995), et du Mouvement socialiste du Québec de Marcel Pépin (1982).
Maintenant, question d'en savoir plus sur la revue française Contretemps qui publie en ligne l'interview avec les deux leaders québécois, j'ai demandé à l'ami Jean-Paul Damaggio s'il connaissait cette revue. Voici sa réponse à laquelle j'ajoute quelques précisions en renvoi pour naviguer un peu mieux dans les informations partagées.
« Ta question sur Contretemps renvoie à mille questions, écrit d'abord Jean-Paul. À partir des années 80, sans le savoir, le PCF entre dans une crise profonde. Il pense que c'est une crise de plus, mais non c'est LA crise. Cette crise se révèle — et c'est la première grande question — par son lien avec les intellectuels. Il existait une maison d'édition du PCF, Les Éditions Sociales, mais elle s'effondre et alors vont naître plusieurs maisons d'édition dont Le Temps des Cerises et Syllepse. Syllepse semble destinée à mourir, car si la grosse maison PCF n'a pas été capable de tenir les Éditions sociales, comment quelques individus pourraient-ils tenir seuls? Syllepse est née en 1989, en partie dans la mouvance philosophique d'Henri Lefebvre.
Dans la conception trotskyste, la crise du communisme devait permettre l'envolée de leur courant, la bureaucratie communiste faisant ombre au lien entre peuple et communisme authentique. En fait, ce fut le contraire qui arriva : la crise de l'un entraîna avec un peu de retard la crise de l'autre. Et là aussi, cette crise en est d'abord une du lien avec les intellectuels.
La LCR (Ligue communiste révolutionnaire) avait sa maison d'édition, La Brèche, et ses revues. Mais en 2001, Daniel Bensaï avec Syllepse décide de créer Contretemps.
Voilà donc comment est née cette revue qui est essentiellement sur le net, je n'ai jamais vu un seul exemplaire en vente quelque part. »
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Où vont la gauche et le mouvement étudiant québécois après le « printemps érable » ?
Pour répondre à cette question, nos camarades français de la revue française Contretemps, se sont entretenus avec Gabriel Nadeau-Dubois, ex-porte parole de la CLASSE (principale organisation étudiante du « printemps érable »), et Eric Martin, co-auteur de Université inc. (Editions Lux, 2011), chercheur à l’IRIS et membre du CAP/NCS. L’entretien a été réalisé par Hugo Harari-Kermadec le 15 décembre 2012.
Cet entrevue est un prélude à un article à paraître dans le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme, où Gabriel Nadeau-Dubois y présente un retour critique sur la lutte étudiante du printemps dernier, sa dynamique originale et son rapport avec les mouvements sociaux et la politique
« Le mouvement a lancé des ondes sismiques dont on ne mesure pas encore les effets »
Q : Quelle est la situation au Québec depuis la victoire du Parti québécois le 4 septembre 2012 ?
GND : Depuis l’élection, on vit un certain retour à la réalité, difficile pour une partie du mouvement étudiant. Il existe une déception, puisque la mobilisation sans précédent dans l’histoire du Québec ne s’est pas traduite en résultats électoraux, qui sont finalement assez tièdes, avec un électorat ultra-divisé, en trois tiers. Le parti québécois [qui gagne avec une faible majorité] avait promis des réformes progressistes – timides. La hausse des frais de scolarité a été annulée (pour le moment), la fermeture d’une centrale nucléaire a été annoncée, quelques belles mesures dans les premières semaines. Et depuis on va de recul en recul. En termes de politiques publiques, il n’y a pas de changement, et le parti québécois démontre une nouvelle fois son incapacité à être une vraie alternative politique au néolibéralisme. C’est un peu un retour, non pas à la case départ, mais pas loin. Il y a un peu une désillusion due au fait que ce mouvement là ne semble pas avoir, dans l’immédiat, permis de corriger la direction que prenait le Québec.
EM : Du point de vue de la conscience politique de la jeunesse, le mouvement a lancé des ondes sismiques dont on ne mesure pas encore les effets, qui vont se révéler à long terme. Mais c’est le parti québécois (PQ) qui se montre incapable de recueillir la moisson de ce que le mouvement a semé dans les esprits. Ce parti s’était présenté il y a 30 ans comme le porteur des aspirations historiques du peuple québécois et de la jeunesse à l’émancipation, et se disait à l’époque proche des intérêts des travailleurs : « au préjugé favorable envers les travailleurs ». Il se révèle finalement incapable de voir qu’une fenêtre historique s’est ouverte avec le mouvement étudiant, que la crise sociale est plus profonde que l’éducation et pose la question de l’avenir du Québec, alors que le PQ n’a même pas profité de ce qui lui était servi sur un plateau d’argent. Au contraire, ils ont refermé la fenêtre, fait des réformes technocratiques, sans aucune délibération. Et en reculant à la moindre réaction parce que ce gouvernement est très frileux médiatiquement. Si bien que le gouvernement est déjà décrédibilisé, il va tomber bientôt. Ce qui nous attend, c’est l’élection d’un parti de droite, soit le retour des libéraux, soit encore pire, la Coalition Avenir Québec.
GND : La grande promesse du PQ pour l’éducation, c’était d’enrayer la hausse et surtout d’ouvrir une sorte de grand sommet sur l’avenir de l’éducation supérieure au Québec, qui discuterait toutes les options, y compris la gratuité scolaire. Mais ce qui apparait, c’est un entonnoir à consensus, dont on sait d’avance ce qui va sortir : l’indexation des frais de scolarité sur le coût de la vie et, encore pire, la poursuite de la marchandisation du système d’éducation avec l’instauration de la certification qualité [qui garantit les compétences transmises aux diplômés]. On va donc faire un échange avec les milieux d’affaires : on n’augmente pas les frais de scolarité, mais on va accélérer la marchandisation. Ce qui va être attaqué, c’est la question du coût mais aussi celle du contenu.
EM : Le PQ a adhéré au concept d’économie du savoir dès les années 1990, avec les contrats de performances dans les universités. Donc pour ce parti, il y a une sorte de continuité : « peu importe ce qu’ont dit les jeunes dans la rue, on prend le pouvoir là, on revient aux affaires sérieuses, les technocrates paternalistes savent quelle est la bonne chose ». C’est la bonne voix de l’OCDE. En quoi ce parti là est-il un parti de changement ? En rien !
GND : On était plusieurs à se dire qu’il y avait peut-être une possibilité avec la conférence sur l’éducation : la dernière date de 1960, il était temps de se demander quel est le rôle de l’enseignement supérieur au Québec. Ce qui est encore plus triste, ou frustrant, c’est que l’un des ex-portes-paroles étudiants a été coopté par le parti québécois et qu’il est en train de faire croire à bien des gens que ce sommet s’inscrit dans la continuité du mouvement. Il vend le mouvement au parti québécois.
EM : Le plus frustrant, c’est qu’il y a une déconnexion entre la parole, le discours et le fonctionnement du régime. Il peut y avoir une grande concertation, avoir plein d’études sur la table pour montrer qu’il ne faut pas faire ça, et ca va se passer quand même. Et finalement cet ex-porte-parole, il fait ça. Au Québec, on ne peut pas exprimer une revendication qui puisse s’objectiver, avoir une traduction politique et institutionnelle. C’est bloqué par un duopole, comme aux Etats-Unis.
Q : Comment expliquez-vous qu’un porte-parole étudiant, Léo Bureau-Blouin, se retrouve candidat et même élu député, alors qu’il existe pourtant une forte tradition de séparation entre partis et mouvements sociaux ?
GND : C’est la gauche étudiante qui est intransigeante là-dessus. La CLASSE[1], au contraire de l’aile modérée du mouvement étudiant, est dans une posture d’imperméabilité totale, et même d’intolérance face à tout ce qui est politique électorale, qu’on pourrait d’ailleurs critiquer. Le porte-parole qui a été coopté par le pouvoir arrive de la frange concertationniste du mouvement étudiant, qui se définit elle-même comme lobby étudiant et non comme organisation sociale ou syndicale.
EM : Il y a donc un danger que les étudiants radicalisés se braquent encore plus, ce qui empêche toute forme de dialectique entre la rue et les urnes. Il est donc impossible de faire un lien entre le mouvement et le parti politique Québec Solidaire, qui représente une sorte de gauche sociale-démocrate, ce qu’on a de mieux : la force de gauche organisée avec les écolos, les féministes, etc.
GND : A mon avis, il y a au Québec une fausse opposition, une « opposition d’entendement », entre organisations étudiantes corporatistes, concertationnistes, qui sont dans le même lit que le Parti Québécois et à l’inverse, une gauche étudiante qui refuse tout dialogue, tout lien avec les partis politiques. Au point que lorsque les élections sont arrivées, la CLASSE a eu comme position de ne pas avoir de position : « nous ne tiendrons pas compte du contexte électoral ». Ce que je trouve problématique, parce que c’est nier la conjoncture dans laquelle de toute façon les mouvements sociaux évoluent.
EM : C’est un vieux problème au Québec. Par exemple, la question nationale et la question sociale sont séparées. Les mouvements indépendantistes ne veulent pas parler de questions sociales pour ne pas se diviser, et le mouvement social (les marxistes-léninistes dans les années 1970, aujourd’hui les jeunes libertaires) voit la question nationale comme un monopole de la bourgeoisie. Donc on ne parvient pas à relier dialectiquement ces questions.
Le mouvement étudiant justement a réussi à faire des synthèses, d’où il a tiré sa force, mais n’est pas parvenu à réussir la suivante. Sans aller condenser le mouvement dans l’Assemblée nationale, lui donner une traduction politique et électorale.
« L’intransigeance gouvernementale a favorisé le pôle plus combatif »
Q : D’un point de vue plus individuel, y a-t-il des adhésions à Québec Solidaire ?
GND : Oui, c’est ça la grande ironie : la séparation est formelle, et dans les faits, il y a des militants étudiants qui s’investissent dans Québec solidaire. On l’a vue lors des élections : la position du congrès de la CLASSE, qui disait « on ignore les élections et on appelle à poursuivre la grève », s’est trouvée rejetée par les étudiants mobilisés depuis des mois, dès les premières Assemblées Générales à la rentrée. Ils ont voté l’inverse : « il y a des élections, on nous donne l’opportunité de renverser le gouvernement, rentrons en classe ». Donc ça a été une forte désillusion montrant le décalage entre une certaine extrême-gauche dans les structures du mouvement étudiant et la majorité des militants, même très mobilisés, pour qui il était temps de traduire politiquement le mouvement. Il n’y a donc pas eu de traduction organisée de cette volonté dans l’espace publique, ce qui a été très malaisant pour la CLASSE.
EM : Le système uni-majoritaire à un tour rend très fort le vote stratégique [vote utile]. Québec Solidaire a fait 6%, très en dessous des sondages, parce que pour pousser dehors les libéraux, les gens ont voté pour l’alternance avec le PQ. Mais c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Comme le mouvement étudiant s’est en quelque sorte coupé les jambes, et avec la question du vote stratégique, l’élection du PQ est arrivée tout naturellement, à l’arrachée. Et comme ce parti a depuis dépensé le dernier capital symbolique qui lui restait, on va vers une victoire de la droite pour le prochain coup.
Q : Le fait que la ASSE ait été majoritaire pour la première fois dans les élections étudiantes, est-ce lié aux mobilisations précédentes ? Est-ce le signe d’une politisation plus forte de cette génération étudiante, avant même le printemps 2012, avec les mouvements écologistes ou altermondialistes ?
GND : Je ne sais pas si on peut dire ça. Ca s’explique plus par des facteurs stratégiques, et par la grève étudiante de 2005 contre le même gouvernement, contre une coupe des bourses aux étudiants. C’était à l’époque la plus grande grève de l’histoire du Québec, avant d’être dépassée par celle de cette année. Une grève de huit semaines, démarrée par la frange combative mais récupérée par la frange concertationniste, au prétexte de l’exclusion de la frange combative de la table des négociations, à cause de son refus de condamner la violence. Une entente est alors signée avec les libéraux pour mettre fin à la grève, en ne consultant pas les grévistes.
Cette fin en queue de poisson, en 2005, a eu un impact sur les organisations étudiantes : l’organisation universitaire dominante a perdu la moitié de ses membres, en quelques années. Ce fut un choc pour tout le mouvement étudiant. Pendant ce temps-là, la frange combative allait chercher des associations étudiantes, l’une après l’autre. Ce qui fait qu’en 2012le pôle combatif était beaucoup plus solide, beaucoup plus organisé, beaucoup plus massif qu’en 2005. Dès le début de la grève, la CLASSE a assumé son rôle de leadership dans l’espace public, sur les campus. Ce qui fait que même les fédérations ont sauté dans la danse, à partir de fin février, début mars, la CLASSE était déjà affirmée, déjà majoritaire et l’est restée dans la représentation des grèves. C’est plutôt cette configuration qui explique2012. Par contre, durant la grève le pôle combatif a continué à grandir, et c’est là qu’on voit l’effet de la politisation : durant le mouvement les gens quittaient les fédérations étudiantes et rejoignaient la coalition combative, vraiment association par association, parce que laCLASSE était présente dans l’espace publique, sur les campus, faisait valoir ses idées, son analyse politique générale, qui sortaient de la question de bloquer la hausse, ce qui a attiré beaucoup de nouveaux membres.
EM : Une autre chose qui est liée à ça, c’est la preuve par l’absurde que la concertation ne fonctionne pas. Sa force est basée sur leur lien avec l’Etat, ses membres font des choses molles, des pétitions. Quand l’Etat lui-même décide du refus de négocier, c’est comme le conseiller du prince qu’on écoute plus. A ce moment-là, ce qui arrive c’est qu’ils deviennent de facto impertinents, ils sautent. Ils sont obligés d’avouer leur impertinence, de se ranger du côté de la CLASSE, de dire : « faites quelque chose ». L’intransigeance gouvernementale a favorisé le pôle plus combatif, ce que le gouvernement voulait du reste : un affrontement, qui n’aurait pas lieu avec des gens qui ne le désirent pas, qui sont au fond des laquais.
GND : Les fédérations étudiantes n’ont pas dirigé d’actions durant la grève, ni de manifestation : il y en avait des dizaines par jour, dont peut-être 20% étaient revendiquées ou organisées par la CLASSE. On avait au moins une grande mobilisation nationale par semaine, il y en avait plusieurs par jour dans les régions. Et pendant ce temps-là, les fédérations disaient : « on veut négocier » ; ça les a faits apparaître dépourvus d’effet.
EM : Ce qui fait qu’il y a une campagne de désaffiliation de la FEUQ actuellement. Ils ont perdu tous leurs membres.
« Québec Solidaire n’a pas su tirer son épingle du jeu »
Q : Le temps de répit actuel est-il mis à profit pour ouvrir un débat dans la CLASSE, sur le bilan à tirer de la mobilisation et de la séquence électorale ?
GND : C’est l’un des problèmes avec la fin de la grève : étant donné que la CLASSE a dit « on continue » et les gens sont rentrés en classe, il n’y a pas eu d’appel à terminer la grève. Ça s’est comme échoué lentement, sur deux ou trois semaines. Il n’y a pas eu vraiment de fin de grève, et tout de suite après il y a eu les élections. Puis le travail préparatoire au sommet a commencé, on fait les mémoires… les gens se sont dit « c’est pas fini, il y a le sommet, il y aura peut-être l’indexation… ». Il y a une espèce de flou, ce qui fait que pour le moment il n’y a pas vraiment de bilan de fait. Cette incapacité à prendre une pause, à faire un retour est peut-être un problème. Un congrès de l’ASSE était prévu en janvier, mais à cause de la conjoncture ça a été reporté à l’été. Il y aurait donc en théorie l’opportunité de faire un bilan cet été, mais je ne sais pas si on va en être capable.
Q : L’ASSE revient à sa forme usuelle ?
GND : Oui, la CLASSE a été dissoute en octobre. C’était une coalition temporaire, pour le temps de la grève. Ça avait été fondé comme ça en janvier 2011, avec explicitement dans ses statuts qu’elle se dissoudrait dès la fin de la grève.
EM : Mais c’est un problème ! En 2005, on a vécu le même problème : on avait créé la CASSE[prononcez cassée] qu’on a dissoute après la grève, et donc il a fallu des années pour rebâtir un mouvement comme celui-là, qui vient à nouveau de se saborder. J’en suis très critique. Je pense qu’il devrait y avoir une structure permanente comme celle-là. Et l’autre problème, c’est qu’une fois que les gens sortent du mouvement étudiant, on tombe dans le vide. Il y a le parti politique Québec Solidaire, on va militer là-bas si on veut faire de la politique électorale. Mais si on veut participer à un mouvement politique radical, il n’y a rien en dehors du mouvement étudiant. Pour les adultes, les travailleurs, il n’y a pas d’entre deux, à part quelques groupuscules communistes ou anarcho-communistes, mais ce n’est pas là que va aller tout le monde pour s’engager. Et pour les étudiants, à chaque fois il faut recoaliser. Ca arrive quand un adversaire se dresse, et quand il tombe, ça se redécompose.
Q : Québec Solidaire ne prend pas du tout en compte les événements pour renouveler ses formes de militantisme ?
EM : C’est un autre problème. Il y avait dans Québec Solidaire, une tendance dans laquelle moi j’étais, l’une des deux principales, qui venait de l’Union des Forces Progressistes (UFP). Cette tendance marxiste disait : « il faut organiser le mouvement social ». Par contre, il y avait beaucoup de gens dans l’autre tendance qui venaient du mouvement communautaire, disons la frange plutôt citoyenne, qui disaient : « il faut respecter l’autonomie du mouvement communautaire, donc on ne doit pas s’ingérer dans les mouvements sociaux ». Cette position-là était dominante pendant longtemps, ce qui fait que Québec Solidaire refusait de jouer un rôle d’organisateur du mouvement social, de coalisateur. Il restait une sorte d’outil électoral, mais pas une force d’unification active des forces de gauche. Alors que l’UFP était elle-même le résultat d’une idée de parti-processus, qui visait justement à fusionner le PC, lePS et des groupuscules. Cette idée de parti-processus, pensée par François Cyr, Pierre Dostie et Gordon Lefebvre, n’a malheureusement pas trouvé de traduction dans la façon dont Québec Solidaire fonctionne actuellement. Il y a une logique électoraliste.
Et sur d’autres questions actuelles, comme les impôts des plus nantis, Québec Solidaire n’a pas su tirer son épingle du jeu : les interventions n’étaient pas très fermes, ou à peine présentes. Ils sont marginalisés médiatiquement mais ils ne cherchent pas non plus à organiser la classe ouvrière ou les masses. Le parti n’est pas assez volontariste, dans le but d’organiser les gens. C’est un bon parti, un progrès immense par rapport aux années 1980 et 1990 où on n’avait pas de parti de gauche, rien d’autre que le PQ.
Q : C’est un parti purement électoraliste ?
GND : Non, il ne faudrait pas dire ça. C’est un parti qui est quand même dans l’engagement social, mais timide dans sa volonté de se présenter comme le pôle organisateur. D’ailleurs, il y a une difficulté à aller dans la rue. L’idée de parti de la rue et des urnes n’est pas encore réalisée parfaitement. Bon je suis trop dur. Il a des difficultés à organiser la rue, et la rue a des difficultés à se joindre au parti. Il faut comprendre qu’au Québec il y a un traumatisme dans les mouvements sociaux, qui est l’expérience du parti Québécois. Il a émergé dans les années 1960 et 1970 comme le premier véhicule politique pour la classe ouvrière francophone qui était la majorité au Québec. Ca a été un immense espoir ce parti-là. Beaucoup de mouvements sociaux ont tout misé sur ce parti. Ce qui explique que beaucoup de gens aujourd’hui ont de la misère à s’en détacher. Même des gens d’extrême-gauche.
Il y a eu un premier mandat dont on dit que ca a été un bon mandat, mais très rapidement, dès le début des années 1980, le gouvernement du PQ s’est retourné contre les syndicats : loi spéciale dans la fonction publique pour casser le pouvoir syndical… Ca a été une déception, une espèce de traumatisme, qui explique la réticence des mouvements sociaux à investir un parti politique. Ce qui explique aujourd’hui les difficultés pour Québec Solidaire. Et à la différence de la France, il n’y a pas au Québec de tradition forte de parti de gauche. L’UFP a été la première expérience, dans les années 1990 !
EM : Et la raison est que dans les années 1970 – 1980, il y a eu une expérience d’un parti communiste très dogmatique, maoïste, qui s’est très mal fini pour tout le monde, et s’est liquidé de lui-même. Au moment du referendum en 1980. Et donc l’indépendance et le marxisme sont morts en même temps au Québec.
Quand au mouvement ouvrier, il est collé au PQ parce qu’il a des difficultés à voir concrètement d’autre force réelle. Pas au niveau des principes : Québec Solidaire au niveau des principes, des valeurs, ça va. Mais d’un point de vue pragmatique, le mouvement ouvrier ne peut appuyer un parti qui n’a pas de chance d’être élu. C’est une impasse.
« La radicalisation est un processus qui s’opère dans la lutte »
Q : Est-ce que le climat international a pesé ? Le mouvement Occupy Wall Street, les révolutions arabes, etc.
EM : Oui, il y a eu Occupy Montréal, juste avant la grève étudiante, une occupation de la place de la bourse de Montréal. Il y a eu une sorte de prélude, avec ses limites : Occupy Wall Street a été une sorte d’expression, un cri du cœur, qui a eu de la difficulté à se traduire par des actions.
GND : Encore plus que ça. Oui, le climat international de contestation du néolibéralisme a eu un impact, les gens au Québec se sont sentis partie d’une espèce de vague internationale ; les gens le disaient beaucoup. Une grande influence dans les termes, mais pas une influence organisationnelle. La question des 99% / 1%, une nouvelle façon de parler des clases sociales… un imaginaire qui a été repris par le mouvement étudiant.
Mais au niveau organisationnel, je ne pense pas qu’il faille voir une continuité. Ces mouvements se sont organisés à travers les réseaux sociaux, de façon décentralisée, sans structure formelle. Une organisation horizontale qui a ses forces, mais qui n’est pas le mode d’organisation du mouvement québécois, qui au contraire fonctionne sous un mode syndical…
EM : … de démocratie directe mais avec une structure d’action très organisée.
GND : Avec un processus majoritaire et non pas consensuel. On a parfois écrit que la CLASSEétait un réseau horizontal sans exécutif. Oui, il y a un exécutif, qui est un organe d’exécution des mandats, mais pas de représentation politique. Ce sont des délégués, mais il y a bien une structure organisationnelle. Ce mouvement-là n’aurait pas eu cette force-là si on n’avait pas eu cette organisation.
Q : Mais alors comment expliquez-vous cette radicalisation au fil du mouvement ?
EM : C’est le mépris du gouvernement, 45 couches au dessus de ce qui est permis. Il te pisse au visage, ce qui fait que tu finis par te dire « Tabarnak, c’est pas permis » !
GND : Il y a aussi la durée du mouvement, les gens ont vécu dans leur chair ce système là. Une leçon que j’en tire c’est que la radicalisation est un processus qui s’opère dans la lutte, pas par de beaux discours. On a raison. Mais ce n’est pas parce qu’on a raison, ce n’est pas suffisant pour convaincre les gens. Ce n’est pas en collant des idées sur le réel qu’on va convaincre que ça ne va pas bien dans le monde. Dans les assemblées générales, dans certains endroits, les votes de grève étaient de plus en plus forts ! Ce qui est contraire à la logique : généralement, le vote de grève part fort et des gens quittent régulièrement le navire. Alors que là, dans les Cégéps [Collège d’enseignement général et professionnel, intermédiaire entre le lycée et l’université], c’était l’inverse ! Il y avait des gens qui changeaient d’avis ! Je me rappelle de sorties d’AG où l’on trouvait plein de carrés vers par terre. Les carrés verts, c’est le signe des gens qui étaient pour la hausse. Et là les gens l’enlevaient pendant l’assemblée. Et quand tout le monde se lève, il y avait, 50 carrés verts sur le sol parce que les gens avaient changé d’idée. Ça révèle un processus de politisation par la lutte. Des gens qui au départ ont commencé la lutte avec des principes disons sociaux-démocrates, voire judéo-chrétiens, de partage, etc. Des bonnes raisons, mais pas politiquement explicitées. Et bien, beaucoup de ces gens-là, ayant fait une grève pendant 6 mois, s’étant fait frapper par la police tous les jours, méprisés par les médias de masse, ayant vécu dans l’oppression, se sont beaucoup radicalisés.
Enfin, il y avait la perte de légitimité du gouvernement, miné par des scandales de corruption, qui avait reculé sur la question des gaz de schiste… Et il y avait une sorte d’insatisfaction latente, sur laquelle le mouvement étudiant a été capable de mettre des mots. On a donné une cause à plein de gens, pas sur les campus mais à tous ces gens qui étaient insatisfaits et qui ont joué des casseroles. C’est toujours ça le défi de la gauche : mettre un mot sur une insatisfaction déjà là. Les gens savent bien qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. La crise écologique, la crise financière… Les gens voient dans leur expérience de tous les jours qu’il y a des problèmes, et le mouvement étudiant a été capable de dire en dehors des campus : « une de ces injustices, qui fait partie de la logique générale, on peut la mettre en déroute, venez avec nous dans la lutte ». C’est cette capacité de coaliser les frustrations, de canaliser, qui nous a permis d’avoir tout d’un coup, sans qu’aucune organisation n’y appelle, un mouvement des casseroles. C’est vraiment né sur les réseaux sociaux et, tout d’un coup, il y avait des milliers de gens dans la rue tous les soirs partout au Québec. Soudain, des gens qui étaient là, qui d’accord avec nous, ont emprunté la porte qu’on avait ouverte.
« On a compris qu’on touchait à quelque chose, qu’ils ne savaient plus comment réagir »
Q : C’est là que les réseaux sociaux jouent leur rôle ?
GND : Exactement. Une fois que le mouvement social avait fait son travail, les fondations, comme on dit au Québec : « partir la patente », les réseaux sociaux ont permis de mettre du dynamisme, de l’auto-organisation. Ça a permis de faire émerger toutes sortes d’initiatives citoyennes, des assemblées de quartier…
EM : Ça a libéré la potentialité pour les gens d’être créatif. Et là il n’y avait plus de contrôle, ce n’est plus les syndicats étudiants qui décidaient. Un socle organisationnel sur lequel s’est bâti la spontanéité. Les gens croient que la spontanéité est au début, mais c’est le résultat.
GND : Oui, les organisations étudiantes étaient là pour mettre les bases de la patente, mais à partir d’un certain moment, la CLASSE faisait une action nationale par semaine, quelque mobilisations régionales, coordonnait les vote de grève, intervenait dans les médias, était en rapport de négociation avec le gouvernement… Mais tout le reste, 90% de ce qui se passait était autonome, décentralisé et spontané. C’était une nouveauté au Québec, en 2005 les réseaux sociaux commençaient à peine. Ça a été une nouveauté, pour nous mais aussi pour le pouvoir et les médias. Ils étaient incapables de comprendre ce qui se passait. Ils ont une grille d’analyse selon laquelle le politique c’est l’Etat, les partis, les syndicats. Et tout ça, c’est des machines, ça marche « top-down ». Et ça ne rentrait pas du tout là-dedans. On nous l’a même reproché ! « Mais vous ne contrôlez pas vos membres ! ». Une incompréhension totale. Moi, je disais : « mais on a 100 000 membres, qu’est-ce que vous voulez… Mais de quoi vous me parlez ? » Le plus drôle, c’est les fédérations étudiantes qui disaient « Nous, on contrôle nos membres ! » Non seulement il n’y en avait plus beaucoup, mais en plus ce n’était pas vrai, leurs membres venaient chez nous !
Ce mouvement-là était à côté de la grille habituelle. D’ailleurs, j’ai vu une entrevue d’un journaliste québécois par une télévision française, qui lui demandait de décrire Gabriel Nadau-Dubois. Et ce journaliste québécois, d’un journal de gauche, qui a une maîtrise en philosophie, répond : « C’est un jeune homme très articulé, blabla, mais son défaut c’est qu’il a trouvé une nouvelle forme de langue de bois, pour éviter de répondre aux questions. Il prétend toujours qu’il a besoin d’un mandat pour parler ! C’est une nouvelle stratégie discursive : il dit toujours qu’il n’a pas de mandat. Il s’appuie là-dessus pour refuser ses responsabilités »
EM : C’est la langue Dubois [rires].
GND : Et ce n’est pas de la mauvaise foi, c’est de l’incompréhension. Pour lui, ça ne pouvait pas exister. Ca ne pouvait être qu’une mystification discursive. Autre exemple, la ministre me demande, à moi, de décréter une trêve pour permettre des négociations dans le calme. Moi je réponds : « Premièrement, je n’ai pas ce pouvoir-là. Deuxièmement, je ne veux pas le faire. Troisièmement, je prends votre demande, on va se consulter dans nos 80 AG, donnez nous une semaine et on vous répond ». A ce moment-là, je me suis fait raccrocher au nez, à la télévision d’État. Au journal. Un des animateurs vedettes me coupe parce que, dit-il, je refuse de répondre à la question. Il me répétait : « acceptez-vous la trêve ? ».
Encore un exemple. Quand les casseroles ont commencé, pour les chaînes d’information en continue c’était du bonbon : elles avaient des hélicoptères au-dessus de la ville de Montréal, et il y avait partout, dans toutes les rues des gens qui jouaient des casseroles. Et ils donnent la parole à l’un des commentateurs politiques, un ancien ministre fédéral. Il dit : « C’est très difficile à décrire, les associations étudiantes n’ont pas appelé à ces actions, c’est difficile de voir qui est derrière. » Parce qu’évidement, il faut qu’il y ait quelqu’un derrière. « On dirait une forme nouvelle de souuulèvemmment. » On voit qu’il a de la misère à dire ces mots-là. « Soulèvement populaire ». Il était perdu, les yeux ronds. Il ne comprenait pas. Et ils avaient peur. On a compris qu’on touchait à quelque chose, qu’ils ne savaient plus comment réagir.
EM : Cette porte qui a été ouverte, le PQ travaille à la refermer. Mais ça va continuer à grenouiller en dessous, et la question c’est quand est-ce que cette énergie que le peuple ou la jeunesse s’est découverte va servir à faire plus que transgresser le cadre.
Gabriel Nadeau-Dubois, Eric Martin
18 janvier 2013
18 janvier 2013
Notes
- Coalition large de l’ASSÉ, formée à l’occasion de la lutte contre la hausse des frais de scolarité. L’ASSÉ désigne quant à elle l’Association de solidarité syndicale étudiante [3].
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