15 août 2013

Amina, la rebelle


Photo Reuters. Amina à sa sortie de prison le 1er août 2013.















On trouvera dans ce qui suit des extraits de courriels récents échangés avec Marie-Fance Durand (France) autour d'Amina Sboui, jeune Tunisienne qu'on a sacré en prison sans raison valable, sinon pour réguler une révolte de jeune et un blues provocateur au féminin (le mouvement Femen) qui ne passe pas le cadre familial et politique d'une société profondément autoritaire et que l'après « printemps arabe » de 2011 est loin d'avoir dégourdie et transformée sur le plan de la morale religieuse.

L'histoire d'Amina est racontée par la Québécoise (n'en déplaise au maire là-là) Djamila Benhabib dans un texte personnel très beau et bouleversant paru en avril 2013 dans un journal algérien. C'est avant tout ce texte que je tiens à partager ici et qu'on trouvera reproduit en entier à la fin de nos échanges. Je prends toutefois le parti de conserver l'ordre d'envoi des courriels en commençant par les plus récents afin de donner un peu le contexte de ces échanges.   


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14 août 2013

 Cher Jacques

Un grand merci pour cette jolie lettre. [...] 


La Djamila que tu décris semble moins sympathique que ses mots dans Le Soir d'Algérie ne le font penser, dommage. Mais il n'y a pas de raison que les gens (un peu) célèbres n'aient pas, eux aussi, leurs mauvais côtés. Je viens de lire l'autobiographie de Leny Escudero, Ma vie n'a pas commencé, et je suis très déçue. Il se montre égocentrique, souvent amer, finalement peu politique, et ne semble guère s'intéresser à autre chose que lui-même, ou aux événements dont il est le héros. Sa spécialité : moucher ceux qu'il n'aime pas (parce qu'ils ne l'aiment pas, souvent) par des remarques blessantes et parfois injustes. Bref, j'aurais dû me contenter de l'écouter chanter ses magnifiques chansons (La balade à Sylvie, L'arbre de vie, Pour une amourette...).
Pour continuer sur la jeune Amina : après avril, elle a pu s'échapper de chez elle, mais pour se faire arrêter peu après par la police à Kairouan. Sans aucun motif précis d'accusation, elle est restée en prison plus de deux mois (et notre président de la République venu début juillet en Tunisie rencontrer les dirigeants islamistes n'a rien trouvé de mieux que de louer la démocratie qui s'installe en Tunisie !!!).

C'est sans doute la pression des militant-e-s féministes internationaux-nales qui a eu raison de l'obstination des intégristes à garder en prison une gamine qui venait à peine d'avoir 19 ans. Comme dans de nombreuses villes, à Toulouse, on avait fait une petite manif, nous étions une poignée, mais c'était très émouvant et même drôle, cependant ça a quand même fini avec les lacrymogènes des flics.

Amina a été libérée (jusqu'à la prochaine fois ?) le 1er août. Mais les nouvelles que nous avons de nos amis tunisiens sont bien tristes. A force de se battre sans que rien ne change, ils sombrent dans la dépression, dans le silence assourdissant de nos "démocraties".
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La bise à tout le monde.

Marie-France


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13 aoüt 2013

Marie-France, je retrouve dans mes courriels entamés, mais non complétés, cette réponse qui date un peu à l'un des tiens. J'ignore, mais j'espère qu'une autre version fut acheminée. Au cas où, merci donc pour le texte bouleversant et très beau de Djamila qui me l'a fait entendre avec une voix que je ne connaissais pas, alors que ses interventions à la radio comme commentatrice littéraire, ou bien encore sa participation politique comme candidate du PQ aux Trois-Rivières lors du dernier scrutin québécois nous communiquent souvent une Djamila qui monte sur ses grands chevaux. Sur sa quête de liberté qu'elle décrit ici, elle nous dit avoir capté de l'intérieur les mots des poètes : « En égrenant leurs vers, je me rapprochais de l'éclaircie jubilatoire. »  Ce passage est très beau et me touche, car sur un tout autre plan de mon propre cheminement, il me semble que  je saisis parfaitement ce courant. 
« En égrenant leurs vers, je me rapprochais de l’éclaircie  jubilatoire.»

Elle parle aussi d'un « Camus au féminin » en évoquant les jeunes rebelles arabes. Or, en lisant les passages précédant ceux-là pleins de vie autour de la plage à Oran, j'avais spontanément pensé pour elle-même à Camus, à Noces, suivi de l'été que j'ai lu à 16 ans en toute fébrilité.
[...]

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16 avril 2013

Bonjour Jacques

Tu m'avais fait découvrir Djamila Benhabib.Je trouve ce beau texte d'elle dans Le Soir d'Algérie d'hier, à propos d'Amina, cette jeune Tunisienne, majeure, kidnappée par sa famille, battue par son cousin et menacée de mort par les islamistes, après avoir posté sur son portable [sa page FB] une photo d'elle torse nu sur lequel elle a écrit "mon corps m'appartient, il est l'honneur de personne", lisant un livre et fumant une cigarette (chaque détail compte).

Depuis elle a reçu des torrents d'injures, des menaces de mort, sa famille l'assomme de psychotropes et refuse qu'elle reçoive qui que ce soit sans la présence d'un de ses membres.

Avec mes amitiés 
Marie-France
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Pourquoi croyez-vous que des femmes arabes ont récemment exhibé leurs seins nus sur les réseaux sociaux ? Pourquoi ont-elles volontairement provoqué une onde de choc dans le monde arabe ? Pourquoi croyez-vous que leur sexualité est l’affaire de tous ? Pourquoi croyez-vous ?

Dernièrement, lors d’une interview télévisée, une journaliste québécoise m’interrogeait sur mon cheminement pour essayer de cerner le sens qu’avait pris pour moi le mot liberté alors que je venais de quitter l’Algérie pour la France en août 1994 puis pour le Québec, trois ans plus tard. Alors, la liberté, comment se décline-t-elle ? «Marcher librement dans la rue», ai-je répondu spontanément. «Mais encore ?», me demandait la jeune et ravissante blonde tout en me scrutant de ses petits yeux verts. Face à la banalité de mon propos, je sentais le désarroi gagner la voix de mon interlocutrice. «Quelle broutille !», devait-elle marmonner en son for intérieur. A 20 ans, bien que j’ai étudié la physique quantique à l’université d’Oran et jonglé avec les équations différentielles, je ne rêvais ni de danser entre les étoiles ni même de valser dans la soupe atmosphérique. Rien ne m’aurait rendu aussi heureuse que la possibilité d’humer une bouffée d’air sur une terrasse, seule. Seule, sans tutelle, sans un homme. Ce bouclier que j’avais taillé sur mesure pour repousser les regards inquisiteurs des autres hommes qui me ramenaient constamment à ma condition de boule glandulaire. C’est d’ailleurs sous les regards enflammés de libidos débordantes alors que la volupté de la mer sculptait mon corps juvénile que j’ai vu poindre deux cerises rebelles dont je me fichais complètement. Ce n’est pas pour autant que j’avais renoncé au doux plaisir du prélassement sous les palmiers. Oran avec ses boulevards, son théâtre rococo, ses cascades de bougainvilliers et son front de mer suggérait la nudité et l’abandon de soi. Le soleil y était suffisamment doux mais jamais trop chaud et les étés longs et langoureux.


Les poètes, ma lucarne sur le monde
 Par moment, il m’arrivait de délaisser mon «protecteur» et de n’en faire qu’à ma tête, me glissant entre les tables d’une terrasse, seule. Les remarques désobligeantes de quelques badauds, leurs regards insistants, leurs crachats, les petits cailloux qu’ils me lançaient à la sauvette à quelques rares occasions me donnaient une frousse terrible et les mains baladeuses de quelques salopards me faisaient regretter la légèreté de mon geste. A chaque fois, je me promettais de ne plus tenter le diable, et à chaque fois je recommençais. Il arrivait aussi que ces désagréments soient mis en veilleuse par les commentaires galants de quelques passants raffinés. A vrai dire, j’aurais souhaité être transparente, invisible. Clouée à ma chaise, j’étais tel un chat sauvage, en alerte permanente d’un éventuel assaut, somme toute prête à parer à n’importe quelle éventualité. Mais sur le coup, je faisais semblant que rien ne m’atteignait. Je restais imperturbable. Digne. Etait-ce ma façon de briser l’étouffement dans lequel on voulait confiner mon corps ? Certainement. Bien entendu, rien de tout cela ne se faisait sans souffrance. Ma démarche restait purement naïve et individuelle dénuée de toute portée idéologique ou politique. En d’autres mots, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’organiser un mouvement collectif contre le harcèlement sexuel que nous étions pourtant nombreuses à subir ni même à soulever cette question au sein du parti politique de gauche dans lequel je militais à l’époque. Les libertés individuelles n’étaient pas de notre ressort. Nous étions trop préoccupés à «bâtir le pays», à redonner la dignité aux travailleurs et à chanter les louanges du socialisme. Aujourd’hui encore, je m’étonne que nous n’ayons pas su capter cette révolte sourde qui grondait en chaque femme. Qu’ajouter d’autre sinon la fracture entre mon corps rabougri, chancelant, incertain et ma tête au cœur de l’universel refusant de courber l’échine. Avant de jouir pleinement de la liberté de mon corps, je me suis mise en bouche des pages entières de la poésie d’Eluard, de Neruda, de Hikmet et de Darwich. Leurs mots acidulés, d’une tendresse désespérée, m’ont apaisée. En égrenant leurs vers, je me rapprochais de l’éclaircie jubilatoire. C’est peu dire que les poètes m’ont sauvée. Ils étaient ma lucarne sur le monde, ma fantaisie, mon ballon d’oxygène d’une légèreté lunaire, mon caviar et mon prélude à la liberté.

Des femmes aux joues roses de désir et de colère
 Quoi ? Je n’allais tout de même pas «céder» la rue aux hommes sans opposer de résistance ? Plutôt mourir que la leur offrir sur un plateau d’argent. Moi aussi j’y avais droit ! D’autres s’étaient battues pour mon émancipation. En particulier, des femmes aux joues roses de désir et de colère. D’ailleurs, mon prénom me renvoyait à leurs sacrifices et cela suffisait à forger encore un peu plus ma détermination. La bravoure de ces femmes, qui n’avaient pour la plupart même pas vingt ans et dont les récits grouillaient dans ma tête, engagées pour la liberté de tous et condamnées à mort pendant la guerre de Libération nationale, me rendait fière et forte. D’autres battantes me fascinaient déjà. Clara Zetkin, Rosa Luxembourg, Simone de Beauvoir, Huda-Sharawi (1879-1947) — vous savez, l’Égyptienne qui a mené dès les années 1920 un combat pour l’égalité des sexes, le droit à l’éducation, le dévoilement des femmes, l’accès à la culture, la condamnation du mariage précoce et la limitation de la polygamie. À bien y regarder, sommes-nous si loin de son époque ? Puis, vous ne vous imaginez tout de même pas que j’allais bondir de mon lit, le matin, pour me téléporter vers l’amphithéâtre de l’université sans que l’un de mes orteils n’effleure la rue ? Si pour moi l’éducation allait de soi avec l’indépendance financière, l’émancipation sexuelle et la liberté individuelle, d’autres ne la voyaient pas du tout du même œil. Et ils étaient nombreux dans l’Algérie post-indépendante où l’islam est religion d’Etat à s’étouffer juste à l’évocation de ce parfum de liberté au féminin. Dans l’enthousiasme, qui a suivi l’avènement du multipartisme en 1989, la voix de Ali Benhadj, le numéro 2 du Front islamique du salut (FIS), a retenti soudainement comme un éclat de tonnerre nous rappelant la responsabilité ultime de notre existence : «Le lieu naturel de la femme est le foyer, affirmait-il dans une interview au quotidien Horizons. La femme n’est pas une reproductrice de biens matériels mais reproduit cette chose essentielle qu’est le musulman.» Voilà qui avait le mérite de la clarté ! Lorsqu’il m’arrive de me remémorer cette fameuse déclaration, plus de vingt ans plus tard, je repense surtout au sort des femmes iraniennes dont le FIS se serait certainement inspiré s’il avait réussi à se hisser au pouvoir en 1991. Les victoires électorales des islamistes en Égypte et en Tunisie me plongent dans ce même état de choc. Car une chose est sûre, les islamistes — qu’ils soient Frères, salafistes ou quelque part entre les deux — rêvent de faire reculer de 14 siècles les aiguilles du temps. Par ailleurs, les forces conservatrices — franchement pas modernistes et pas tout à fait islamistes — espèrent toujours nous tenir en laisse. Reste à définir sa longueur dépendamment de la conjoncture politique. Du côté des démocrates, à quelques exceptions près, les ruptures historiques sont difficiles à assumer et les hésitations encore nombreuses. On sent bien leur agacement face aux problématiques relatives à la religion, aux corps des femmes et à leur sexualité.

Devenir si absolument libre
 Cette tiédeur, nous la mesurons alors que Amina Tyler, une Tunisienne de 19 ans, et avant elle, Alia Magda Ehmahdy, une Egyptienne de 22 ans, ont fait de leur corps l’objet même de leur contestation en exhibant leur nudité (partielle ou intégrale). «Mon corps m'appartient, il n'est l'honneur de personne», a écrit Amina qui a posté sa photo seins nus sur sa page Facebook à la mi-mars. Le calvaire ne s’est pas fait attendre. Battue par son cousin et séquestrée par sa propre famille qui la dope de médicaments, sa vie a basculé tout comme celle d’Alia Magda Ehmahdy qui a dû quitter son Egypte natal pour se réfugier dans un petit village de Suède. Il ne fait aucun doute que les clichés des deux rebelles arabes venant grossir les rangs de l’audacieux mouvement féministe Femen initié par une poignée d’Ukrainiennes ont dû faire saliver beaucoup d’hommes, ceux là-mêmes qui rêvent, depuis des lustres, de mettre à leurs semblables une muselière, de les embastiller ou de les clouer au pilori. Qu’y a-t-il de si honteux à s’approprier son corps ? Qu’y a-t-il de si désastreux à consacrer la réalité charnelle de son être ? Que vaut la vie sans la possibilité d’exprimer sa propre existence et d’affirmer son moi ? En choisissant la nudité comme moyen de résistance, les deux rebelles arabes incarnent un Camus au féminin et portent sa parole au cœur d’une actualité brûlante. «Le seul moyen d’affronter un monde sans liberté, écrivait- il, est de devenir si absolument libre qu’on fasse de sa propre existence un acte de révolte.» En choisissant de faire de leur corps le lieu de leur résistance, Amina et Alia ne se sont pas trompées. Pourquoi ? Parce que, dans le monde où elles vivent, le corps de la femme sent toujours le soufre, et il n’est jamais vraiment le sien. C’est un corps pour l’homme qu’elle partage par la suite avec sa progéniture. D’ailleurs, l’injonction de la virginité n’a pas pris une ride. Pour aspirer au mariage, on exige d’elles qu’elles observent une abstinence sexuelle complète et refoulent tous ces sentiments et toutes ces sensations qui font la femme : le désir, la jouissance et l’amour. Le retour à l’envoyeur d’une «marchandise gâtée» demeure toujours une option (et même en France !). Cette dépossession est une violence qui, d’abord confinée dans l’espace intime, se déplace petit à petit dans l’espace public. En ce sens, la négation du sujet sexuel se traduit par la négation du sujet citoyen. Se réapproprier son corps, l’assumer, l’exhiber dans de telles circonstances c’est cheminer vers la liberté. Cette liberté, c’est celle qui pousse l’histoire vers l’avant, qui l’autorise au lieu de la figer dans la tradition ou dans le dogme religieux. En faisant de la sexualité des femmes l’affaire de tous, ceux qui s’entichent de pureté et d’abstinence fusionnent la sphère privée et la sphère publique. Or, le détachement de l’une et de l’autre est l’un des fondements de la modernité. rend possible l’exercice démocratique et garantit le respect des libertés individuelles. Qui tire parti d’une police qui réglemente la sexualité des femmes si ce ne sont les zélateurs de la morale ? Le sexe est une affaire politique, la fornication un acte de dissidence, la sexualité une fixation qui occupe tous les esprits. La sexualité des femmes est l’affaire de tous, son contrôle relève de la pathologie collective ; les agressions contre des femmes non voilées en plein centre-ville de Tunis par des agents des forces de l’ordre nouvellement recrutés, le viol des femmes à la place Tahrir ou l’imposition des certificats de virginité aux révolutionnaires égyptiennes par des militaires en perte de vitesse n’en sont que quelques tristes illustrations parmi tant d’autres. En insinuant un doute sur la prétendue «légèreté» de leur tenue vestimentaire ou de leur conduite, ces atteintes entraînent les femmes sur le terrain de la moralité. Cette mise en scène de la transgression par le corps de l’ordre moral est un appel délibéré à la vindicte populaire. Les femmes jugées immorales se trouvent doublement condamnées : par l’Etat, qui cesse de les protéger, et par la société, qui les conspue.

Les alcôves coraniquement sous clé
 Mais que l’on ne s’y trompe pas. Amina et Alia sont aussi le produit de leurs sociétés où la jeunesse étouffe et explose. Des sociétés qui ne sont pas à une contradiction près, puisqu’elles portent en elles deux mouvements contradictoires. D’une part, celui pour l’émancipation des femmes qui est bien réel, né avec les indépendances, qui travaille à changer les sociétés en profondeur et, d’autre part, un autre mouvement qui tente à tout prix de maintenir la structure familiale patriarcale, base de la structure sociale traditionnelle, intacte. Comme la libération des mœurs n’a pas suivi la réalité sociologique, on saisit bien dans ce contexte l’impact du conservatisme social à la base de l’idéologie islamiste, qui joue à fond la carte de la chasteté et le confinement des femmes à leurs rôles de mère et d’épouse. Dans l’esprit des islamistes, la cause profonde de la régression et du sous-développement est l’absence de morale ou encore l’éloignement de la morale islamique. «Trop de sexe» a désaxé la oumma. Pourtant, s’il y a un sujet qui a traversé les siècles sans perdre de sa fraîcheur, c’est bien celui de la sexualité. Faire l’amour à perpétuité c’est pour plus tard, dans l’au-delà. Le temps viendra des nuits de braise, des jours de feu et des copulations sans fin. Pour le moment, les alcôves sont mises coraniquement sous clé. Pour ces bigots, la civilisation musulmane était à son apogée à l’époque du Prophète qui avait une conduite morale et sexuelle irréprochable. Hassan Al-Banna, le fondateur de la confrérie des Frères musulmans en 1928 ne rêve pas d’une nouvelle ère abbasside (IXe-XIIIe) où le calife Al-Maâmoun protégeait les libres penseurs mutazilites et célébrait les sciences et les arts. Il s’inscrit dans la ligne de pensée intégriste de Ibn Hanbal (780-855), revigorée par le sinistre Ibn Taymiya (1263-1328) et reprise comme doctrine officielle de l’Arabie Saoudite. A l’âge d’or abbasside où l’on se souciait de traduire Platon et Aristote, il préfère la manière sombre d’un Mohammed Ibn Abd Al-Wahab, père contemporain du salafisme, aussi appelé wahhabisme. Pour lui, les inflexions rationalistes au sein de l’islam au XIXe siècle ne sont que le produit de l’interaction des musulmans avec l’Occident et n’ont conduit qu’à la ruine et à l’aliénation. Par conséquent, il faut éliminer toutes ces évolutions et revenir aux sources : al-salaf (les ancêtres), et en particulier à la lecture littérale des textes révélés et à l’imitation de la tradition ( taqlîd). Voilà pourquoi le jeune Al-Banna préconise le retour à l’orthodoxie musulmane et le voilement des femmes.

Travailler à l’épanouissement de l’ensemble de la société
 Alors que j’effectuais un séjour à Tunis et au Caire au printemps 2012, mon regard s’est posé partout sur les femmes : dans les rues, les marchés et les bureaux, dans les hammams, les salons de coiffure et les restaurants, dans les librairies, aux musées et dans les universités, ou encore dans les domiciles privés. Travailleuses ou femmes au foyer, mères ou célibataires, divorcées, veuves ou épouses, rassurées ou en doute, en quête d’elles-mêmes ou confiantes, affranchies ou soumises, confinées dans la cuisine ou libérées des tâches domestiques, courant sur les stades ou s’attelant à découvrir le mystère des étoiles, j’ai suivi les pas de quelques-unes d’entre elles en interrogeant leurs corps et leur histoire, en effleurant doucement leurs vies. Porteuses qu’elles sont d’un intense espoir d’exister et de s’affirmer en tant que sujet désirant, leur dignité rend les femmes universelles, intemporelles, d’une humanité consciente et sobre. Véritable poteau-mitan de la société, leur statut fait l’objet de toutes les attentions. Toutefois, sur le terrain tortueux du corps et de la sexualité, leur fragilité est saisissante. Elles deviennent ce verre délicat qu’un rien peut briser en éclats. Or, accepter leur sexualité, c’est tenir compte de leur subjectivité sans laquelle leur émancipation n’est qu’une vaine illusion. C’est celle-là la véritable révolution. Celle qui se fera dans nos lits, dans nos maisons, dans nos rues, dans nos quartiers et dans nos lieux de travail. La mère célibataire retrouvera alors sa dignité, la femme divorcée n’aura plus honte de son statut, les amoureux pourront s’embrasser en public sans courir le risque d’être caillassés, les collègues de bureau pourront partager le même espace sans arrière-pensée et en toute convivialité, la travailleuse n’aura plus peur de prendre l’autobus le matin, les frères ne seront ni les espions ni les bourreaux de leurs sœurs, la police des mœurs, celle qui fait le tour des parcs et guette les sorties des restaurants pour faire la chasse aux couples sera bannie, l’homme ne se sentira plus obligé de bastonner sa femme pour prouver sa virilité, la femme n’aura plus besoin de tuteur pour se marier. Et si elle ne souhaite pas l’être, elle aura la possibilité de vivre différemment et autrement, l’interdiction du mariage avec un non-musulman sera levée, le divorce comme faculté exclusive du mari et le droit à la moitié des parts en matière successorale seront abolis. Ça fait beaucoup d’aspects déjà, non ? Tout ceci me fait penser à ce magnifique poème de Bachir Hadj Ali Rêves en désordre. «Je rêve d'hommes équilibrés en présence de la femme. Je rêve de femmes à l'aise en présence de l'homme...» Donner un sens et un souffle nouveau aux révolutions. C’est le défi que nous ont lancé Amina Tyler et Alia Magda Ehmahdy, deux jeunes femmes absolument remarquables qui forcent notre soutien et notre admiration. Leur liberté, c’est aussi la mienne, la vôtre et la nôtre ! Parce que faire avancer la cause des femmes, c’est travailler à l’épanouissement de l’ensemble de la société. Libérez Amina qu’elle puisse déployer grandement ses ailes. Le monde l’attend et la révolution a besoin d’elle !
D. B.


Bio Née en Ukraine d’une mère chypriote grecque et d’un père algérien, Djemila Benhabib a grandi à Oran dans une famille de scientifiques, ouverte et engagée dans les luttes sociales et politiques. En 1994, elle quitte l'Algérie pour la France après la condamnation à mort de toute sa famille par le Front islamique du jihad armé (FIDA). Elle fait des études en sciences physiques, en sciences politiques et en droit international. Journaliste, conférencière et essayiste, elle s’intéresse notamment à l’islam politique, aux droits des femmes et à la laïcité. Elle a publié au Québec, en France et en Algérie : Ma vie à contre-Coran (2009) ; Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident(2011), Des femmes au printemps(2012) ou encore L’automne des femmes arabes(2013). Finaliste pour le Prix du gouverneur général du Canada en 2009 et pour le prix Simone de Beauvoir en 2013, elle remporte le Prix des écrivains francophones d’Amérique en 2010 et le Prix international de la laïcité en 2012.




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