07 mai 2014

Individualisme, individualités et égalité radicale


J'ai aimé lire ce texte publié d'abord en 2012 de Ianik Marcil, économiste indépendant (sic), qui écorche au passage le philosophe Onfray,  il est vrai que ce dernier s'écoute parfois écrire, mais là n'est pas l'essentiel :                                                          https://www.academia.edu/6883743/Quelle_economie_politique_de_gauche_pour_le_21e_siecle.

J'y relève deux éléments intéressants aux fins de réflexion en éthique appliquée : individualisme et communautarisme sont encore de nos jours les pôles complexes non épuisés (sur le plan de la réflexion et de l'action politique) de la révolution des démocraties libérales qui a signé le renversement de l'ordre monarchique et féodal. En économie, dans une perspective progressiste, la notion « d'égalité radicale » et celle de « l'individualité radicale » (au lieu de l'individualisme forcené et vicieux si présent dans les rangs conservateurs et les « dictateurs » de l’ordre économique actuel) seraient aux yeux de Marcil des enjeux majeurs non encore réalisés, à humaniser. 

Il n'y a pas là que des voeux pieux! La job de reversement qui est devant nous est gigantesque, va exiger un mouvement collectif et mondial majeur, mais aussi, cela me semble très juste, nous avons un pressant besoin que des individualités radicales, loin de l'individualisme romantique, se développent en multitudes et en diversité. 



À l'heure où les « inégalités » défraient les chroniques de Thomas Piketty à L'OCDE, de l'Institut du Nouveau Monde pour qui les inégalités n'ont rien de naturel, en passant par l'inquiétude des bonnes âmes de Davos qui ressentent la baisse de consommation des classes moyennes, il serait intéressant de relire le tout en posant comme point de mire la notion de bien commun.

Je m'y suis attaché dans un texte rédigé en 2005 à titre d'étudiant à la Chaire d'éthique appliquée de l'Université de Sherbrooke ( cours Problématiques contemporaines en éthique) que je reprendrai un jour plus avant en détail.   

En lien et comme en creux de l'article de Marcil, je citerai seulement ici l'intro de ce texte qui allait comme suit :  

L’État libéral actuel est devenu un pâle reflet de ce que furent ses ambitions sociales et politiques au XXe siècle. Les valeurs du libéralisme, avec ses variantes notables selon qu’on se trouve, par exemple, aux États-Unis ou dans les pays scandinaves, s’étaient affirmées et cristallisées entre 1930 et 1950 dans des politiques innovatrices, des stratégies d’ensemble inspirées du New Deal.

Dans ce contexte récent, le critère du bien commun a joué le rôle de valeur éthique normative parce qu’il permettait d’établir la finalité de la société. Sa signification était liée au principe de la solidarité, comme le montre notamment Riccardo Petrella [1].

Mais il y a toujours eu une tension constitutive dans le libéralisme entre la poursuite de l’égalité pour tous et le principe des libertés individuelles. La société libérale se définit d’abord « comme celle qui donne priorité à l’individu sur le groupe sans pour autant privilégier une conception particulière de l’individu » [2]. Néanmoins, à la suite d'une fine analyse du contexte politique états-unien de 1960 à 1980, le philosophe Ronald Dworkin en arrive à la conclusion que ce qui distingue le libéral du conservateur, c’est son penchant pour l’égalité [3].

Or depuis une trentaine d’années surtout, à la faveur des idées conservatrices qui dominent haut la main les sociétés occidentales, que signifie désormais le bien commun? Comme se le demande Petrella : « Pourquoi est-il devenu si difficile de parler d’intérêt général et de bien commun et d’agir en conséquence? » [4]

La définition du bien commun en cause ici renvoie à des mesures et des programmes politiques innovateurs, à un idéal qui fut de part en part contesté par les conservateurs. L’analyse économique qui accompagne le propos de Petrella brosse à grands traits le monde dans lequel nous sommes. C’est une démonstration politique qui rejoint en gros les thèses du communautarisme et les revendications de plusieurs groupes politiques ou d’organismes communautaires. Ce monde est devenu « personnel », c’est à chacun pour soi, comme le clame Roy Slater, un délégué syndical louche qui fait partie d’un cercle d’extrême droite, personnage d’un roman de l’excellent Jonathan Coe campé dans cette Angleterre turbulente des années 1970, à la veille d’accoucher de Mme Thacher qui y mettra bon ordre [5].

 La « liberté » des conservateurs fera des ravages en appauvrissant les collectivités et en excluant les démunis. La conclusion de Petrella est qu’il faut renouer avec l’humanisme, promouvoir la solidarité qui en fait, à ses yeux, définit la vie bonne, critère normatif du bien commun. 

Devant le désir d'une société plus juste, ou meilleure, la perspective d'une idée nouvelle du bonheur, que répond la société libérale? La société libérale refuse, traditionnellement, d'imposer un projet de vie bonne.  On revient donc à la tension librté-égalité qui même sous le coup d'une description précise des échecs et des conséquences de la société libérale sur les parties en cause, n'arrive pas à se distendre. [...]

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1-Nous passons désormais vers une culture technoscientifique centrée sur les outils et les moyens. Nos choix d’action sont davantage orientés sur les moyens que sur les finalités. cf. Ricardo Petrella, Le bien commun (Éloge de la solidarité), Collection Cahiers libres, Éditions Page deux, Lausanne, 1997, p.71.

2-André Lacroix, Que reste-t-il du bien commun? – Entre le bon et le juste, Le Devoir, 2-08-04.

3- Ronald Dworkin, Liberalism, Harvard, 1985, trad. en français, Le Libéralisme, Libéraux et communautariens, PUF, Paris, 1997.  L’égalité est vue comme le noyau dur du libéralisme.

4- Ricardo Petrella, op.cit., p.9.

5- Jonathan Coe, Bienvenue au club, trad. par Jamila et Serge Chauvin, Gallimard 2003, p. 34. Le passage qui précède met en scène Jack, un chef d’entreprise, qui a invité un cadre et deux syndicalistes à un dîner amical bien arrosé de Brew dans le but indirect d’éviter le déclenchement d’une grève éminente. Bill est mal à l’aise et déclare, combatif : « Pour mettre fin aux injustices sociales, il ne suffit pas d’offrir à l’ennemi un steak frites de temps en temps.”  Et Jack de répondre que ce n’est là qu’un début et que nous entrons dans une ère nouvelle : “La direction et les employés vont s’asseoir à la même table et prendre les décisions ensemble. Planifier ensemble l’avenir de l’entreprise. Des intérêts communs. […] Voilà ce que nous voulons (…) parce qu’aujourd’hui le conflit nuit à l’entreprise.”, p. 33.    


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