01 juin 2015

L'éthique plus que les règles, ou la transfiguration de soi


Un réel et grand plaisir de renouer dans Le Devoir de philo du 30 mai 2015 avec le médecin philosophe Gilles Voyer, toujours animé par la recherche de clarté de l’essentiel Aristote. J’ai suivi en 2001 son cours Éthique clinique à la Chaire d’éthique appliquée de l’Unv. de Sherbrooke. Je m’étais passionné pour ce cours basé sur l’approche herméneutique où j’ai eu le sentiment de refaire mes humbles classes en philo, à tout le moins d’en renouveler les préalables. 

C’est qu’au fond, disait le professeur d’entrée de jeu, l’éthique clinique est un prétexte pour saisir qu’est-ce que comprendre. « Comprendre, c’est nécessairement interpréter. » D’où ce beau grand cercle herméneutique infini, en écho à Gadamer, résumé ainsi : « Comprendre, c’est toujours comprendre à nouveau quelque chose qui est déjà précompris et qui sera éventuellement compris une nouvelle fois, et ainsi de suite, de telle sorte que ce qui a servi la première fois à comprendre soit éventuellement compris à nouveau. » 

Dans ce récent texte, M. Voyer s’applique à nouveau à distinguer une éthique du raisonnable, soit une praxis qui a recours, par choix libre, à la raison pratique plutôt qu’à l’émotivisme plus ou moins spontané et entretenu, et qui appelle à la transformation des personnes : « (…) il n’y a pas d’éthique sans transformation de la personne, transformation qui, au fond, est l’œuvre d’une vie ». Les êtres humains sont des êtres de finitude et non pas des dieux. Mais ils sont en mesure d’advenir à eux-mêmes à l’intérieur des limites. Nous sommes ici dans un modèle d’éthique téléologique, soit la recherche du bien-être, de la santé, de la vie bonne, le « deviens ce que tu es » de Nietzsche, le « devenir soi ensemble » dirait par ailleurs un Jean-François Malherbe. « Tu es la tâche » disait Kafka.

C’est là une tout autre perspective en regard du modèle dominant qui tend à réguler les comportements en multipliant les ordres et les règles, le modèle de l’éthique déontologique (déon = devoir). Entre parenthèses, il est intéressant de constater que la maxime « Fais ce que dois » du journal Le Devoir s’est transformée au fil des ans en « Libre de penser ». L’éducation libre et bien comprise qui vise aussi essentiellement à transformer les personnes — et non à les conformer! — contribue à l’altitude du regard, pour dire comme Pierre Vadeboncoeur, à aiguillonner ainsi notre pratique de tous les jours confrontée aux mille et un problèmes de la vie personnelle et collective. L’éducation au jugement pratique conduit à saisir de façon critique que la connaissance ne vient pas combler par magie toutes nos pauvres limites. C’est là une croyance empesée à visages multiples : l’économisme mur à mur de nos sociétés, le scientisme, le conservatisme, le vitalisme, j'ajouterais quelques-unes des oeillères idéologiques à la mode de chez nous où sont confondues les justifications des moyens par rapport aux fins... La finitude du raisonnable qui vise le plein épanouissement des êtres, le bonheur que l’on construit tous les jours, le rapport immanent à la jouissance du fait de vivre, l’œuvre de toute une vie, rappelle Voyer, laisse entrevoir que les limites insurpassables parce qu’enracinées dans l’Homme, sont en réalité sources de créativité et à la base de l’art d’advenir à soi-même. 


Paul Audi a écrit magnifiquement à ce propos un essai bouleversant qui s’intitule Créer, Introduction à l’esth/éthique (Verdier, poche, édition refondue de 2010). 

Si vous en avez l'appétit (vous ne perdrez pas votre temps), allez voir l'intervention de Pierre Audi à un colloque sur Action en art à l'Université de Lille en novembre 2013.



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