out d'abord, je n'ai pas de meilleur titre, mais écrire « jazz américain » est redondant si tant est que le jazz soit par essence américain, ou « états-unien », si l'on préfère la nuance géographique, hégémonie en moins. Avec peut-être une petite lorgnette de ce qu'est la culture, celle qui s'inscrit dans la toponymie et la gastronomie pour ne mentionner que ces cristallisations profondes, Marguerite Yourcenar avec son oeil européen a quand même fait valoir que le jazz, de sa source louisianaise jusqu'à son embouchure dans les coeurs de bien du monde constituait une des rares « inventions » culturelles originales du continent américain.
Au fond, l'histoire des humains est surprenante et en effet, la rencontre inédite, inouïe de la musique savante européenne avec les racines africaines retentissantes et populaires, transplantées de force en Amérique, a passablement renouvelé le génie musical.
Serge Truffaut rappelle gravement ce matin dans une chronique au Devoir que le registre jazz aux États-Unis reste pour une part essentielle de son âme, hélas, un cri obligé d'indignation et de révolte.
L'Amérique raciste qui perdure, et pas seulement dans ses manifestations folles et criminelles, c'est offensant, c'est brutal, c'est inhumain, c'est incompréhensible et ça fait mal.
Il est écrit dans le ciel qu’un musicien de jazz, voire deux, voire cent, vont consacrer à ce sommet de l’abject une composition. Parce qu’il en a toujours été ainsi : chaque fois que le Blanc du Klu Klux Klan ou du American Nazi Party ou autre atrabilaire habité par la suprématie blanche a saigné le Noir, le jazzman s’est manifesté.
Plus tôt cette année, le 13 mars, l’immense tromboniste Steve Turre a publié un nouvel album intitulé Spiritman sur étiquette Smoke. La pièce no 4 a pour titre Trayvon’s Blues, du nom de ce gamin de 17 ans tué par un vigile à Sanford, en Floride, le 26 février 2012. La date, ici, est d’importance, car elle permet de tracer la toile de fond inhérente à la conjugaison du jazz avec les méfaits du racisme.
Il se trouve en effet que dix-sept mois après — après ! —, ce drame, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a décrété que la loi garantissant aux Noirs l’égalité avec les Blancs pour toutes les facettes liées à la mécanique du droit de vote devait être renvoyée à la qualité d’épisode de l’histoire. L’argument des cinq juges conservateurs sur les neuf que compte ce tribunal ? Le contexte n’est plus le même. L’Amérique n’est plus raciste. Ce faisant, ces magistrats insultaient la mémoire de Martin Luther King, pour lequel cette loi fut LA raison d’être de son long et laborieux combat.
Évolution ?
L’Amérique a changé ? Ces jours-ci, le 7 juillet pour être précis, grâce à une étude effectuée par le Women Donors Network, on apprenait que 95 % des 2437 procureurs des comtés et des États où ces derniers doivent être élus sont… Blancs !
Quoi d’autre ? 80 % sont des hommes. Quoi d’autre (bis) ? Le 10 février dernier, le paravent posé sur le cadavre des atrocités était enfin levé : après cinq ans d’études, Bryan Stevenson, fondateur de Equal Justice Initiative de Montgomery, Alabama, révélait que le nombre de lynchages dans 12 États du Sud commis entre 1877 et les années 50 — années 50 ! — avoisinait les 4000, soit un inventaire plus élevé que celui évoqué, en termes très généraux, jusqu’alors.
On a tenu à rapporter des faits récents afin de mieux souligner ce qu’on sait beaucoup trop peu : les musiciens de jazz américains et noirs n’ont jamais cessé de décliner, musicalement s’entend, les horreurs dont leurs semblables ont été et restent les sujets. Pour cause de luttes pour les droits civiques, les pièces écrites dans les années 50 et 60 sont tout logiquement les plus connues. On pense…
On pense au Strange Fruit de Billie Holiday, dont le lynchage est le moteur, le We Insist !, de la suite Freedom Now, de Max Roach et Abbey Lincoln, à la Freedom Suitede Sonny Rollins, au Freedom Book de Booker Ervin, le plus sous-estimé des saxophonistes ténors. On pense bien évidemment à Alabama, composée par John Coltrane après l’attentat signé par quatre membres du Klu Klux Klan le 15 septembre 1963 et dans lequel quatre adolescentes ont péri. On pense aussi aux Fables of Faubusde Charles Mingus, du nom du gouverneur de l’Arkansas qui envoya la garde nationale afin d’interdire l’entrée d’un collège de Little Rock à neuf étudiants.
On en passe pour mieux rappeler que Mingus, Archie Shepp, Randy Weston, The Art Ensemble of Chicago, Mal Waldron, Ernest Dawkins, Craig Harris, Julius Hemphill, David Murray et autres figures de proue du jazz rythment la mise en lumière des carnages qui se… perpétuent !
À preuve, cette réalité socio-économique : le Noir américain vit moins bien aujourd’hui que le Noir sud-africain à l’époque de l’Apartheid.
Dit autrement, la situation s’est terriblement dégradée. Dit autrement, ceux qui usent de la béquille intellectuelle du politiquement correct, lorsqu’on rappelle ces vérités, sont les notaires de la pensée méprisable.
In memoriam
Rien n’illustre mieux l’inclination politique de Shepp, Mingus et consorts que leurs réactions à l’ordre donné à la garde nationale, le 13 septembre 1971, par le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller, de lancer l’assaut de la prison d’Attica, où les prisonniers s’étaient rebellés. Résultat ? Près de 40 morts, dont la moitié étaient des Noirs parmi lesquels des partisans des Black Panthers. Dans la foulée de ce massacre, Mingus a enregistré en 1975 Remember Rockefeller at Attica et Free Cell Block F, ’Tis Nazi USA. Et Shepp ? En janvier 1972, il sortait l’album Attica Blues. En 2013, il a proposé une version live et enregistrée avec un grand orchestre baptisé… The Attica Blues Orchestra. Titre de l’album ? I Hear the Sound.
Parmi les textes qui accompagnent cet album poignant, on a retenu ces mots de Shepp qui expliquent la permanence de son combat : "Des hommes comme George Jackson[un des leaders des Blacks Panthers, mort dans la prison de San Quentin] ou comme tous ceux qui ont péri à Attica furent le symbole d’un grand courage devant l’injustice et l’adversité. Certains d’entre eux donnèrent leur vie en espérant changer le monde. Malheureusement, peu de choses ont changé, et même parfois, la situation semble s’aggraver. "
La situation ne semble pas… elle s’est aggravée. Point.
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