En ces derniers jours de tristesse sans nom, j'ai complété avec un sentiment de reconnaissance la lecture d'un petit livre d'entretiens qu'avait donnés Erich Fromm à la radio allemande et qui s'intitule Aimer la vie. Les propos qu'on y trouve relatifs aux motivations diverses et circonstanciées qui alimentent la haine m'ont beaucoup éclairé. Comme nous le rappelle par ailleurs avec humilité Durkheim, nous sommes beaucoup plus agis que nous n'agissons, sensibles aux leurres, sans trop savoir. Or, malgré ce trait humain, il nous faut sans relâche apprendre à distinguer la violence symbolique (apaisée par le politique, le vivre-ensemble) de la violence diabolique, « dialectique mortifère » injustifiable, qui brise la vie et la culture. Il me semble que c'est cet effort que nous invite à faire l'importante contribution de Jocelyn Maclure et de Charles Taylor offerte ce matin à notre réflexion dans La Presse +.
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DÉSAMORÇONS LA HAINE
Espérons que l'attentat de Québec marquera une nouvelle ère de notre débat sur l’identité, l’immigration et la laïcité
JOCELYN MACLURE ET CHARLES TAYLORPROFESSEUR DE PHILOSOPHIE À L’UNIVERSITÉ LAVAL, ET PROFESSEUR ÉMÉRITE DE PHILOSOPHIE À L’UNIVERSITÉ MCGILL
Le 29 janvier, une attaque contre une mosquée a fait six morts. Le retour du religieux suscite de vives controverses dans la province tandis que se propagent dans le monde le djihadisme et le néofascisme.
Le Québec peine à se remettre de l’attentat qui a fait six morts et plusieurs blessés le 29 janvier. L’auteur présumé est un homme connu pour son hostilité envers l’islam et l’immigration. Il s’agit du pire attentat sur le sol québécois depuis la tuerie antiféministe de l’École polytechnique en 1989, où 14 femmes avaient perdu la vie.
Le Québec et le Canada étaient, jusqu’à récemment, largement épargnés par la montée de l’extrême droite.
S’il n’y a pas de parti politique de cette mouvance sur l’échiquier politique québécois, un petit nombre des groupuscules s’inspirant de Pegida ou séduits par les discours de la droite populiste en Europe et aux États-Unis ont vu jour. Si c’est au Québec que la panique morale à l’égard de l’islam s’exprime le plus vivement au Canada, le reste du pays n’est pas mieux. Le Parti conservateur n’a pas toujours su résister à la tentation d’instrumentaliser l’islamophobie qui anime une partie de la population à des fins partisanes.
Des raisons internes et externes permettent de commencer à comprendre comment une société réputée pour la qualité de son vivre-ensemble a pu en arriver là. La société québécoise a un parcours singulier. Son rapport au religieux est plus trouble qu’en Amérique du Nord. La mémoire collective demeure marquée par le récit, en bonne partie fondé, d’une modernisation sociale ayant exigé une lutte acharnée contre l’Église catholique.
Le retour du religieux dans l’espace public, par l’entremise de l’islam cette fois, est vu par plusieurs comme une régression sociale.
L’Église catholique a, en outre, été condamnée en raison du rôle assigné à la femme. Certains condamnent aujourd’hui l’islam en bloc pour la même raison.
Plus encore, les échos des tensions et des conflits vécus dans d’autres pays se font entendre jusqu’au Québec, bien inséré dans le marché transnational des idées. Lorsque Marine Le Pen nie l’existence de l’islamophobie en France, lorsque Geert Wilders, chef du Parti pour la liberté, affirme qu’il interdira les mosquées aux Pays-Bas s’il est élu ou lorsque l’administration Trump interdit les visas aux ressortissants de certains pays en majorité musulmans, des Québécois se sentent concernés et relaient ces informations sur les réseaux sociaux.
On ne peut tenter de comprendre le passage à l’acte de l’accusé sans se référer à l’état du discours au Québec et dans les autres sociétés démocratiques. Le centre de gravité du débat politique québécois s’est déplacé vers la droite sur le plan des questions identitaires dans la dernière décennie. Le cliché veut que l’originalité du Québec vienne en partie du fait qu’il se trouve au carrefour de l’Europe et des États-Unis. C’est vrai, mais cela nous donne aussi une combinaison explosive de radio-poubelle et de l’extrême droite aux tendances fascisantes présentes en Europe.
MULTICULTURALISME
L’islam est au cœur du débat public québécois depuis au moins la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables de 2007-2008, à laquelle nous avons contribué. Il est peu à peu devenu acceptable, pour certains acteurs politiques québécois et canadiens, de cibler constamment l’islam et ses symboles à des fins stratégiques. De façon grotesque et disproportionnée face au très faible nombre de problèmes sur le terrain, le hijab, le tchador, le niqab, la burqa et le burkini se sont trouvés au cœur de multiples débats de société.
Ceux qui voient une incompatibilité entre les « valeurs québécoises » et la religion musulmane sont alimentés par un flot continu de points de vue voulant que « certaines cultures ne sont pas faites pour cohabiter », que le multiculturalisme permet aux minorités d’« imposer leur mode de vie » à la majorité, que le concept même d’« islamophobie » ne désigne aucune réalité sociologique observable.
Des femmes musulmanes se font agresser et arracher leur voile, des mosquées et des commerces tenus par des musulmans sont vandalisés, des slogans haineux apparaissent sur des murs, mais on continue d’affirmer que le concept d’islamophobie est une invention de la gauche multiculturelle pour censurer ceux qui osent critiquer l’islam. C’est un autre symptôme de l’ère post-vérité.
Perdant de vue que des dizaines de milliers de Québécois de confession musulmane vaquent paisiblement à leurs occupations jour après jour en nouant des liens avec des non-musulmans dans des villes comme Montréal et Québec, une frange de l’électorat associe systématiquement et exclusivement l’islam au 11 septembre 2001, à l’organisation État islamique et aux terribles attentats de Paris.
La représentation médiatique de l’islam éclipse la singularité des personnes musulmanes en chair et en os. L’essentialisme déshumanise.
Il faut faire preuve de prudence lorsque l’on réfléchit au lien entre l’ordre du discours et l’ordre de la violence physique. L’idée n’est pas que les discours de stigmatisation de l’islam ont poussé le tueur à passer à l’acte. Les États de droit démocratiques voient, en l’absence de circonstances atténuantes, les citoyens comme des agents moraux responsables de leurs actes. Ceux qui ont influencé l’auteur de l’attentat du 29 janvier ne sont pas ses « complices ».
DIALECTIQUE MORTIFÈRE
Il s’agit plutôt de prendre conscience, comme nous l’a enseigné la philosophie du langage, que les mots sont des actes dont les conséquences sont de différents ordres. Les actes de parole ne font pas que dénoter ; ils constituent, autorisent, valident, encouragent. Lorsqu’un élu propose de faire passer un test de valeurs aux immigrants ou d’interdire l’immigration en provenance de certains pays majoritairement musulmans, il dit implicitement à ceux qui étaient déjà méfiants qu’ils ont raison de l’être et que des mesures radicales s’imposent.
Les intellectuels et les politiques français ne sont d’ailleurs pas étrangers au fait de refaçonner le discours politique québécois. Des figures médiatiques et politiques québécoises ne manquent jamais l’occasion de souligner que tel ou tel auteur français nie la validité du concept d’islamophobie ou établit un lien (malhonnête) entre le durcissement de la laïcité et la lutte contre l’islamisme radical. Le marché cognitif ne connaît pas de frontières. Les abjectes catégories de l’« islamo-gauchisme » et des « idiots utiles de l’islamisme » ont été allègrement importées dans le débat québécois.
En tant qu’intellectuels qui participent au débat public, nous devons tous prêter attention non seulement à ce que l’on dit, mais aussi à l’usage qui est fait de nos idées.
Il serait irresponsable de ne pas se demander si nos positions risquent d’encourager des personnes fragiles ou radicalisées à aller plus loin, trop loin.
Au Québec, le réveil a été dur pour certains, plus introspectifs, qui regrettent d’avoir contribué à la radicalisation du discours public et à la stigmatisation des Québécois musulmans. Fait trop rare, certains font amende honorable.
Il serait trop facile pour les intellectuels « pluralistes » ou « multiculturalistes » de montrer du doigt sans procéder à un examen de conscience. Nous devons rappeler, même si cela devrait être une évidence, que les vies qui ont été perdues à Québec ne valent ni plus ni moins que celles des victimes des attentats de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Dans tous ces cas, des personnes ont été attaquées en raison de ce qu’elles sont ou de ce qu’elles pensent. L’intolérance radicale a volé des vies et laissé des proches, dont des enfants, dans le deuil. Le monde de l’après 11-Septembre est un monde dans lequel l’appel du djihadisme violent et la tentation du néofascisme s’embrassent dans une dialectique mortifère. Désamorcer cette dialectique est l’une des tâches les plus urgentes devant nous.
Les partisans d’une conception plurielle de l’identité québécoise et d’une laïcité réelle, mais apaisée n’ont pas su trouver les mots pour atténuer les craintes et les préoccupations d’une partie de la population.
Leurs interventions parviennent difficilement à neutraliser celles des démagogues. Plusieurs progressistes britanniques et américains ont fait le même constat dans la foulée du Brexit et de l’élection de Donald Trump. Les régimes démocratiques continueront de subir des électrochocs si les voix de la tolérance et de la reconnaissance mutuelles ne parviennent pas à résoudre cette difficulté. L’expression de solidarité de la société civile québécoise et la dignité de la réponse, dans l’ensemble, de la classe politique permettent d’espérer que le 29 janvier marquera, comme l’a souhaité Philippe Couillard, le début d’une nouvelle ère sur le plan de notre débat sur l’identité, l’immigration et la laïcité.