06 octobre 2006

Notes de cours : la concrétion universelle


Baruch d'Espinoza, marrane.

Nous en étions à la lecture de Spinoza, triple médaillé hérétique.

Pour une rare fois, en effet, les trois fils d'Abraham se sont mis d'accord, ils ont verrouillé la porte de la Synagogue, celle de la Cathédrale puis celle de la Mosquée, puis ils ont côlissé dehors Baruch né à Amsterdam et mort très jeune (1632-1677).

Qu'a donc dit ce contemporain de Descartes pour attirer de la sorte la foudre, la brique, l'anathème de tous les saints clergés de la terre?

Soyons terre à terre et disons que le scandale est venu à cause d'une question de concrétion. Qu'est-ce que cela mange en hiver?

Exemple d'une concrétion archéologique.

Justement. Cela part du repas de ce midi. Le prof raconte avoir mangé du poulet ce midi. Un bon poulet, un «bio» qui court dehors. En reste-t-il quelques-uns malgré la grippe? Il semble que oui. Des clandestins sans doute. Et alors, il est fort probable que monsieur poulet ait lui-même auparavant mangé un ver. Mon prof a mangé un poulet qui a mangé un ver. Et le ver, il a peut-être picoré à son tour dans un cadavre au cimetière... Demain, le plus lointain des demains possibles, monsieur mon prof sera un cadavre qui rencontrera son ver, et lui son poulet, puis un autre prof ayant fait bombance s'exposera pour d'autres étudiants assoiffés d'esprit...

Cette chaîne infinie suggère que nous sommes une concrétion éphémère au travers de laquelle l'univers prend conscience de lui-même. «Tous les yeux, même ceux des aveugles car ils voient autrement, réfléchissent l'univers.» Paul Éluard n'a-t-il pas déjà dit que nous sommes au milieu de milliers de Yeux?

Spinoza passe au tordeur le dualisme cartésien (la pensée, l'étendue), qui fait lui-même écho à la grande affaire du dualisme platonicien (la pensée, la matière). Puis tel un enfant, il imagine ce que pourrait être une passerelle entre l'esprit et la matière.

Il en vient à se dire : l'âme et le corps, pourquoi les opposer? N'est-ce pas là deux étiquettes pour exprimer la même réalité?

Pour faire image, considérons que Spinoza lance dans les airs les deux balles distinctes de Descartes; il les rattrape au vol puis, avec un brin de génie et une pensée qui n'est pas rouillée, il se fabrique à la place un ballon ovale à deux couleurs qui s'interpénètrent un peu comme le fait les deux extrémités du ruban de papier d'un anneau de Möbius qu'on a collées en tournant l'une d'entre elles de 180 degré. Il il résulte une surface sans verso, une route sans fin.



(cf. explication ici : http://hypo.ge.ch/www/math/html/node21.html
À partir de la critique du dualisme si prégnant depuis les Grecs, on passe à une autre posture : le «monisme».

Le monisme, c'est l'idée d'un tout composé de points en mouvement les uns par rapport aux autres. Les individus apparaissent ainsi comme des relais éphémères du mouvement éternel de l'univers. Comme les points d'une éponge pulsante. Comme une espèce de Möbius trip.

«...chaque mouvement infinitésimal de chacun d'entre nous affecte infinitésimalement chacun des autres; et réciproquement.»

Consentir à n'être qu'un relais, mais un relais «nécessaire, original, singulier», c'est s'inscrire dans la pulsation universelle par «consentement à la nécessité», laissant une large place à l'intuition, laissant les fenêtres ouvertes sur la «surprenance», ou si l'on préfère, sur la spiritualité. Qu'est-ce que la spiritualité sinon la joie de vivre qui aimante et irrigue tout notre être?

Nous sommes bien loin de l'ascète sévère dont l'âme contrôle si bien son corps qu'il ne nous sourit jamais.

Nous n'avons pas ici affaire à une spiritualité de la désincarnation où le corps est séparé de l'âme, corps-prison, caverne noire de laquelle il doit se libérer(Platon). Nous sommes avec Spinoza dans une spiritualité de la «transfiguration de la matière». L'esprit s'immisce tellement dans la matière, nous dit le professeur Malherbe, qu'il se produit comme une «translucidation».

L'acte de création pour Spinoza n'est pas un acte de séparation où Dieu jette en dehors de lui ses créatures. Il s'agit plutôt ici d'une espèce «d'autopoïèse», c'est-à-dire, Dieu se forge lui-même. La pulsation de Dieu, c'est la pulsation de l'univers et vice-et-versa.

Mais le divin n'est jamais réductible à la petite idée que je m'en fais. Idem pour l'humain.

D'où l'émergence d'une connaissance intuitive pour connaître la déité. Dieu = la Nature. Soit deux noms, comme c'était le cas avec l'âme et le corps pour l'humain, deux noms pour parler de la même réalité, c'est-à-dire l'univers, espèce de Möbius trip.

Suivant cette conception, il n'y a pas quelque chose comme un vis-à-vis de Dieu. Il n'est donc pas nécessaire de créer une relation pour intercéder auprès de lui. Du coup, Spinoza vient de relever de ses fonctions officielles tous les membres des clergés. On comprend que c'en était trop. Les «attachés politiques de Dieu» ne datent pas de la dernière pluie.

L'amour de Dieu, c'est l'amour de soi, dit Spinoza. Dieu est le monde. Le monde est Dieu.

Accepter que je sois éternel dans l'univers sans en avoir conscience - et il en va ainsi pour les poulets et les vers transfigurés par les exposés des philosophes - accepter cela, affirme Spinoza, c'est harnacher la souffrance à sa racine même, car c'est avoir confiance dans l'univers, c'est savoir que peu importe les tuiles qui me tombent sur la tête, je vais grandir comme humain, cheminer vers la sagesse et la béatitude.

Dans cette pensée complexe, «l'une des plus émancipées qui ait vu le jour en Occident», la question de l'existence ou de la non existence de Dieu ne se pose donc même pas.


- Notes d'après l'exposé de Jean-François Malherbe, ETA 731, Éthique, religion et spiritualité,Univ. de Sherbrooke, rencontre du 6/10/06, et d'après le texte d'une transcription retouchée d'une conférence du professeur prononcée en 2001 au Centre Dürckheim à Drôme, et intitulée Un «monisme» occidental.

3 commentaires:

Jack a dit...

Dans Le Devoir d'aujourd'hui, 7/10/06, Louis Corneillier fait la critique de l'essai de J.F.Malherbe, Les crises de l'incertitude, paru chez Liber.

Anonyme a dit...

Tes réflexions à partir de cet exposé me parlent. Mais j'apporte mes nuances. Pour moi, il n'est effectivement pas question d'opposer corps et âme, et c'est il me semble la grande erreur qu'on fait et font encore nombre de religieux, philosophes, médecins, scientifiques. Je considère que le corps n'est rien d'autre que l'expression de l'âme, soit de la pensée. Et je ne fais pas d'avantage d'opposition entre l'extérieur et l'intérieur. La Conscience de l'univers, qu'on l'appelle comme on voudra, est son propre contenant et contenu. Tout ce qu'on voit, on le voit dans la conscience.
Je suis également d'accord quand tu soulignes le fait que la spiritualité ne devrait pas/n'est pas synonyme d'ascétisme. Bien au contraire, c'est, selon ma conception, la joie, le plaisir, le bien être, intensifiés, renouvelés, permanents. Toute la richesse de la vie enfin dévoilée. Je considère que le vivant n'est que l'expression, la manifestation de l'Etre, l'effet de la cause, mais que cause et effet si distincts soient-ils pour les nommer, ne sont qu'une seule et unique chose, cette Conscience se connaissant, se vivant, s'aimant. L'homme, expression complète de cette Conscience consciente d'elle-même, création plutôt que créateur, ne peut qu'être conscient de cette dimension spirituelle et éternelle de la vie. Pouur moi, tout cela n'est pas que de la théorie. Lorsque je m'applique à penser ainsi, mes problèmes se résolvent, mes maux guérissent, ma vie s'enrichit, évolue dans un sens de mieux être.

Jack a dit...

Je suis vraiment content de lire en conclusion un exemple de l'application qu'on peut faire pour soi de la pensée en marche, dérouillée, de la philo dégagée de son dogmatisme. C'est vraiment stimulant.

Moi, je bouge à deux mille à l'heure et il m'a semblé que Spinoza ouvrait de façon radicale l'espace et le temps. Et donc, bonjour les surprises.

La Conscience. Il me faudrait situer mieux ce vocable dans mon lexique. Vocable qui a une fortune énorme en philo : Hegel, Husserl, Heidegger (l'être en tant qu'Être), Cassirer, Arendt, Levinas, puis en contre point, l'existentialisme, Sartre, Camus...

Je me poserais des questions entre autres en regard du langage (tournant linguistique du XXe siècle) et de l'action. Je ne sais pas si la pensée est d'emblée conscience. Un enfant de 18 mois qui sait à peine parler a déjà enregistré dans son cerveau des expériences fondamentales sans qu'il puisse manier trois phrases. On a beaucoup d'action derrière la cravate avant d'accéder à la pensée.

En fait, je crois que l'action (l'existence, la praxis) précède la pensée, le langage pouvant être lui-même une action comme l'a montré Austin avec les énoncés performatifs dans How to do Things with Words (1962).

De ce côté, je suis proche de ceux qui pensent que le sens se construit collectivement, par le dialogue notamment et qu'il est contextualisé (forme de vie,Wittgenstein).

À cause de ces débats, pas du tout clairs pour moi, je préfère l'humble travail de dépoussiérage de mes représentations figées. Il y a tant de concepts qui mènent carrément à la mort et servent, en réalité, les pouvoirs de notre monde, Bush et cie. Monde malade, on le sait.

Mais on s'entend sur notre cheminement libre vers la joie de vivre et le devenir soi, ce tout petit bout de chemin de traverse en philo parcouru par quelques rebelles que j'apprends à aimer.

Merci, cher Butineur. J'apprécie beaucoup tout ce miel.

11/10/06 00:22