04 décembre 2006

Wajdi Mouawad ou l'ancre de la poésie





Je ne sais pas si c'est parce que j'avais oublié de prendre mon lithium, mais la pièce Incendies que j'ai vue samedi soir et qui en était à sa dernière représentation au Théâtre du Nouveau Monde, est bien ce chef-d'œuvre remuant, extrêmement émouvant qui voyage dans plusieurs pays depuis 2003.


L'amie Nina qui l'a vue trois fois m'avait bien prévenu que je serais remué. Remué? Remué, chamboulé, labouré, séduit, étonné, dévisagé, dérangé, amusé, atterré... Pris d'une tristesse... Je ne saurais dire pourquoi dès l'entrée en scène de la jeune Nawal, c'est venu par grandes vagues successives.

Je ne suis pas si familier que cela avec le sel de la mer dans les yeux.

Nos coeurs secs sont pourtant habitués, eux, à gober entre deux indices du Dow Jones les images crues, live, en direct, ration quotidienne de la guerre. Le carnage siffle dans nos oreilles à tous les jours. C'est marqué sur le journal, comme dirait Pauline Julien que j'aimais tant.

Le tour de force du brillant et sensible Wajdi, c'est de frapper avec les mots de la douleur incommensurable de ce monde. Bien sûr que l'argument dépasse le Liban à nouveau ensanglanté. L'auteur fait dire à Nawal la battante : il faut toujours se tenir la tête dans les étoiles. C'est alors certes une politique de la poésie dont il est question ici comme le montre l'extrait que je cite plus loin. Poésie plus que la politique. Comment est-ce imaginable?





Ce chemin-là est étroit, si escarpé, mais si bien dégagé ici par le génie de Wajdi. Il nous entraîne sur le chemin royal de la magie de la scène au-delà des temps et des lieux, au-delà aussi de l'inconscient et du rêve... Il dessine sous nos yeux avec des mots, il appelle par ses acteurs inspirés, il catharsise à coups d'interjections scéniques à la fois simples et ingénieux, il met en scène comme en écho des personnages le rôle d'une communauté à grandeur humaine, vivante, lettrée, libre, soucieuse de sa dignité.

Il y a plus que la poésie dans ces Incendies qui se frottent à la symbolique de l'eau tout au long de la pièce. L'eau qui purifie jusqu'à la mort, l'eau qui mitraille, l'eau qui rigole dans la chaleur du ciel montréalais, l'eau de pluie du dernier et ultime tableau, si beau, où tous les personnages, victimes et bourreaux, côte à cote, se protègent sous la toile tendue et nous font entendre le silence.

Être radical, cela veut dire aller à la racine de l'homme, disait Marx.

Combattre les incendies avec de l'eau, source de vie.

Bien sûr, rien n'est simple. C'est la vie qui tue aussi.

Il y a du spirituel dans ce propos avec l'évocation de l'amour sans condition (lettre de Nawal vieillissante à son fils). On dira à part soi : c'est un gros morceau à digérer. Nous allons en rire, en prendre et en laisser. Reste que l'auteur a vu juste. C'est-à-dire qu'il imagine quelque chose de pas si naïf au-delà du mur de la violence et de ses chaînes associées sans pour autant savoir ce que cela peut bien être. Mais l'amour sans condition épouse les morts successives de l'autre, de l'être aimé en tous les cas, comme dirait Jean-François Malherbe. La mort de l'autre au sens où nous ne savons jamais ce qu'advient l'être, qu'il est par définition différent de ce qu'on croit qu'il est. Bien sûr le silence de l'autre est terrible à supporter. L'argument de la pièce montre toutefois que le silence n'est pas toujours le déni de l'autre.

Ce qui nous mène à une réflexion assez joyeuse et très importante sur la vérité. Je n'ai pas le texte de la pièce sous les yeux. Mais si j'ai bien noté, Nawal vieillissante, en fait morte déjà dans la sphère de réalité des enfants, dit : il est des vérités qui ne valent que si elles sont dévoilées. Le dévoilement de ce qui est voilé. Les jumeaux devront consentir à dévoiler ce qu'ils croyaient être leur vie. Si je traduis bien l'auteur, on touche ici un nœud philosophique d'une très grande richesse. La vérité, «l'alèthéia comme dévoilement... de l'erreur plutôt que comme dévoilement d'une substance «voilée» par des apparences trompeuses.» (Jean-François Malherbe, recueil de textes, cours Éthique 731, univ. de Sherbrooke, aut 2006) . Apprendre à rechercher la moindre erreur plutôt que conquérir le vrai pourrait nous aider à détendre l'atmosphère, à déjouer les pièges du relativisme et ceux du dogmatisme.

Cela est libérateur et révolutionnaire d'y réfléchir. À tout le moins, on peut penser pour notre temps qu'il faut sortir de la dialectique du bourreau et de la victime. Le spectacle est magistral à cet égard. Et c'est ainsi que je récapitule à l'envers la pièce de Mouawad. Par exemple : imaginons la mère de Nawal qui «épouse la mort de sa fille» et accepte dans sa maison le fruit de l'amour interdit? La guerre aurait eu lieu quand même. Mais Nawal aurait eu son enfant, son amant. Il n'y aurait pas eu ce fou «américanisé» sans mère.

Ne recomposons pas la pièce autrement qu'elle ne se donne. Mais en jonglant comme cela, en filigrane, une autre question importante se détache. Je l'ai entendue évoquée par l'auteur lui-même en interview : comment penser le paradoxe d'être heureux personnellement dans une société qui ne l'est pas?

Quel beaux cadeaux que ce garçon sérieux fait à notre dramaturgie!

«Depuis longtemps (...) on ne croit plus que la poésie puisse parler en faveur des douleurs et des mystères de nos agissements. Trop abstrait. Bon pour les théâtres. Les artistes. Les fous. (...) Poésie. Les plafonds peuvent être transparents. Ainsi en est-t-il d'Incendies. Alors, ce qui ferait battre mon cœur c'est de savoir que ce spectacle restera, à travers vos yeux, ancré avant tout dans la poésie, détaché de toute situation politique, mais ancré dans la politique de la douleur humaine, cette poésie intime qui nous unit. »
- Wajdi Mouawad, Programme du TNM, saison 2006-2007.

Incendies, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad. Avec Annick Bergeron, Éric Bernier, Gérald Gagnon, Reda Guerinik, Andrée Lachapelle, Marie-Claude Langlois, Isabelle Leblanc, Isabelle Roy et Richard Thériault.

«Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.»


Crédit photo : Cyberpresse, Patrick Sansfaçon

12 commentaires:

Anonyme a dit...

sourire de louve

Anonyme a dit...

Content que ça t'aie plu aussi...un grand moment de théâtre...

Anonyme a dit...

tu es un beau lecteur, jackyboy:

"Mais si j'ai bien noté, Nawal vieillissante, en fait morte déjà dans la sphère de réalité des enfants, dit : il est des vérités qui ne valent que si elles sont dévoilées."

"qui sont les enfants?"
"qui est Nawal?"

quelques données:

"rien ne nait, rien ne meurt, tout se transforme" (Laplace)

"vie et mort, deux mots pour la même chose, où est l'erreur?"

"vivre implique de mourir souvent"

"le monde est pure perfection sous les embruns de la folie"

Jack a dit...

gmc : "qui sont les enfants?"
"qui est Nawal?". Dans mon texte, je voulais faire l'économie de reprendre l'argument sachant que plusieurs de mes lecteurs connaissent les personnages d'Incendies. Mais en un mot, voici un résumé que je cite de Cyberpresse en date du 6/11/06 :
«Dans son testament, Nawal ordonne à ses jumeaux Simon et Jeanne de retrouver leur père et leur frère. Ce retour aux sources est marqué par l'absurdité de la guerre, l'amitié sincère entre deux survivantes, le viol, l'abandon. Malgré les horreurs et les désillusions, il y a aussi un amour originel pour raccrocher les jumeaux à la vie, les sauver de l'anomie. Parce que, sans cela, c'est certain, leur monde s'écroulerait. De grands panneaux transparents dominent la scène du TNM, où sont dissimulés des personnages qui, chacun leur tour, sortent de l'ombre. Si bien que les scènes d'Incendies se suivent et se superposent sans linéarité. Le procédé donne lieu à plusieurs moments qui relèvent du génie. Comme cette scène dans le jardin d'Hermile Lebel (le notaire québécois), où la conversation est ponctuée du bruit assourdissant de marteaux piqueurs (ou sont-ce des bombes?). Ou encore la tirade de Nawal qui décrit l'explosion d'un autobus, tandis que l'arrosoir pivotant de la pelouse d'Hermile l'asperge d'eau (ou est-ce du sang?)...» (je dirais plutôt ici que le jet d'eau circulaire se fait mitraillette... Tableau saisissant.)

En ce qui concerne les données, j'ajouterais pour ma part une pincée de Spinoza : l'âme ou le corps, deux façons de parler de la même réalité...

Merci gmc de venir danser chez nous.

Jack a dit...

Onassis, plu et beaucoup plus. Il s'agit d'une oeuvre qui vous transperce et ne vous quitte plus. Venin ce Mouawab.

Louve, j'intellectualise un peu dans mon propos pour me dépendre moi-même, mais le silence, un sourire suffisent à porter cette pièce au langage si juste de la première à la dernière réplique. «Comme des chevaux sur la soupe»...

Anonyme a dit...

Un cheveux dans la soupe vaut mieux qu'une tignasse sans eau ni vent.

Le silence, je connais et Wajdi aussi. Nous en avions discuté lui et moi. Une sacrée rencontre que je n'oublierai jamais. Un des "jamais" rares de la Louve. Je répète: Jamais je n'oublierai cette précieuse rencontre ! Merci la VIE.

Dire que, si j'avais été choisie pour la Bourse du Conseil des Arts et des Lettres, le stage avec cet être humain incroyable était assuré. (snifffff)

Crains pas Jack, j'en suis revenue.
Wajdi est encore vivant et, mé too!

La vie est longue et... le temps passe vite !

Jack a dit...

Tu as combien de vies, la louve? Témoignage de première main : cela m'est précieux sur Train de nuit. Pas pour faire original. Pas pour crier sur les toits qu'on est sur un voyage aller seulement. Disons que ça fait plaisir au panache de l'orignal qui se tient à l'orée de nos têtes quand on échange à la source ces extraordinaires petits bouts de rencontres avec ceux que j'admire le plus : les créateurs. Ce n'est pas là vivre par procuration. Du moins je ne le crois pas. C'est vivre tout court. Merci Nina d'en dire un peu plus...(sourire).

Anonyme a dit...

Alors, je parlerai. Maintenant.
2004, un matin de mars je crois, vers 10 heures, j'ai téléphoné à Wajdi Mouawad au Théâtre Quatre Sous où il était directeur. Dans le programme de Cloche de Verre, je m’étais reconnue dans ses mots. Je te glisse un extrait: “Le Poisson-Soi Écrire est une noyade. Une asphyxie dans une mer située en nous” (je t’enverrai tous les mots qui suivent, si tu le souhaites)

Une dame prend le message. Je m'attends à ce qu'on ne me rappelle: Jamais.

Tant de tentatives au fil des ans (Bigras, Chloé, Ferland, Léveillé, Picard, Desjardins, les médias -à chacune- de mes séries de spectacles, et tous les etc que j’oublie de remercier de leurs silences rapides et constants. )

Une heure plus tard le téléphone sonne, je réponds. Bonjour dit-il pourrais-je parler à….C’est moi. Vous… me rappelez ?! Déjà ? Maintenant. Merci.

Début. Grande joie. Wajdi n’est pas seulement un auteur de génie, il est Humain attentif, alerte, sensible et bon. (Le jumeau, son boxer, tu savais qu’il l’avait rencontré dans la rue, par hasard, acceptant son regard et la demande de celui-ci de jouer pour lui. L’acteur a osé, regarde comment la vie est belle Jack!!)

Wajdi m’a demandé de lui faire parvenir des textes, ceux que je préférais. Nous prenions rendez-vous au Quatre Sous pour quinze jours plus tard. Le temps qu’il reçoive et lise. C’était une rencontre d’humain à humain, d’auteur à auteure. Une rencontre riche où je ne suis pas sentie petite du tout. Du respect dans ses regards, du tact, de la douceur, de l'humilité.

Déjà nous planifions un stage. Pourquoi, comment, quels thèmes , quand. La bourse que je demandais en était une à cet effet. Aller Apprendre. Grandir. Me parfaire comme auteure, comme dramaturge.

Vers la fin de la rencontre, il m’a demandé: Dites-moi, d’où vous est venue l’écriture ?

Je le savais. Jamais pourtant je ne l’avais dit à quelqu’un. Ça m’a remuée cette question.

J’ai répondu. Presque trente ans plus tard, j’ai avoué l’indicible, le secret terrible et terrifiant.
-Enfant, j’ai cessé de parler. À dix ans, j’ai commencé à écrire. L’Écriture, elle arrive du mutisme de mon enfance. Un instinct d’équilibre. Pour parler sur du papier, pour ne pas mourir enterrée par les mots de ma tête.

Voilà Jack. Je n’ai pas eu la bourse. La Vie ne donne pas tous les cadeaux que l’on attend.

J’ai eu des sourires et des paroles de Wajdi Mouawad.
Précieux moments de VIE.

Jack a dit...

Nina! Humain, c'est tout à fait comme cela que je perçois avant tout Wajdi. Je connais peu son théâtre, mais je l'ai entendu plusieurs fois dans ces interviews de fond (toujours le fond) qu'il accorde. J'ai été saisi par sa lettre aux lecteurs du Devoir lors des récents bombardements du Liban. À part lui, je ne connais pas beaucoup de personnalités publiques capables de réfléchir au petit écran. Ta récente et si belle rencontre avec Wajdi est rare, source de création. À sa façon, Wittgenstein voyait le travail sur le langage comme une thérapie pour sortir de l'ensorcellement. J'entends chez vous un degré de plus, quelque chose comme the courage to create.

Paraphrasant le notaire Hermile Lebel, je te dirai que je suis bouche béante!

J'ai vu la Cloche. Je dois avoir conservé le programme, mais où? Fais-moi suivre les mots quand tu auras passé à Go et réclamé 200 pesos de soleil et de rhum.

Dis-toi bien que je suis un curé de rhum qui carbure à la menthe et au Sprite-citron. À l'amante (sourire fendu jusqu'auz oreilles et bises).

Anonyme a dit...

Le programme de la Cloche de Verre venait dans un contenant type zip lock au couvercle bleu. Si cela peut orienter tes fouilles.

L'amante en rires
Boit San Pelegrino
Sans glace
Thé à la menthe fraîche
Paroles et musiques
Sur fond de train de vie

Nina louVe a dit...

Drôle tiens ! que tous les commentaires de la louve se retrouvent déguisés d'anonymat.
??

Jack a dit...

Même chose pour Superk. J'ai migré vers Bêta. Ça fait peut-être partie des dommages collatéraux... Dommage!