Body and Soul
Loïc Wacquant est un jeune sociologue français entendu sur les ondes de Dimanche Magazine il y a quelques années. Ses propos m'avaient frappé, à la fois liés de part en part à un travail ethnologique sur le terrain, mais aussi traversés, animés par l'épistémologie de la pensée critique. Précision des faits, déblayage idéologique pour expliquer et comprendre.Héritier de Foucault et surtout de Bourdieu dont il fut l'élève et le collaborateur, Wacquant enseigne à Berkeley. Ses travaux portent principalement sur la ville et l'urbain, l'analyse de la violence en France, au Brésil, à Chicago...
Je voudrais d'abord piquer à Wacquant un «programme de lecture» en regard de ce qui se fait actuellement en sciences humaines autour de la pensée critique. Ensuite, on trouve sur Daily un entretien filmé début avril, avant les présidentielles françaises. Wacquant appelle à voter à gauche et fustige Sarkosy qu'il considère comme l'homme le plus dangereux jamais sécrété par la droite française. Bien que les résultats soient maintenant scellés (à double tour) et qu'il n'y ait plus aucun effet «idéologique», l'intérêt de l'entretien demeure parce qu'on y trouve une analyse qui déborde largement la France et fait entrevoir l'état du monde actuel dans les démocraties occidentales. L'état du monde dans le sens des conséquences «appliqués» de la politique néolibérale transnationale en cours.
Pistes de lecture : la pensée critique aujourd'hui
«La pensée critique doit, avec zèle et vigueur, démonter les fausses évidences, révéler les subterfuges, démasquer les mensonges, pointer les contradictions logiques et pratiques du discours du Marché Roi...»
«Lisez les analyses des dérives meurtrières de la rationalité produites par Zygmunt Bauman dans Modernity and the Holocaust; les expérimentations littéraires (j’emplois cet oxymore à dessein) par lesquelles José Saramago déconstruit l’ordre social dans L’Aveuglement; les théories de l’équité et du développement économique alliant rigueur scientifique et engagement moral du récent prix Nobel Amartya Sen dans Development as Freedom; le compte-rendu que Nancy Scheper-Hughes fait des contradictions de l’amour maternel dans les bidonvilles du Brésil dans Death Without Weeping ou le portrait saisissant qu’Eric Hobsbawm dresse du vingtième siècle dans The Age of Extremes ; l’épopée de la notion de liberté, surgie à l’ombre de l’esclavage, retracée par Orlando Patterson dans Slavery and Social Death et Freedom in the Making of Western Culture ; ou bien encore l’anatomie des mécanismes de légitimation du pouvoir technocratique par Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État, et vous serez vite convaincu que la pensée critique est vivace, productive, en plein travail et qu’elle progresse. Et qu’elle ne se limite pas, par ailleurs, aux seuls intellectuels qui marchent explicitement sous sa bannière : beaucoup de chercheurs, artistes et écrivains contribuent à l’alimenter indépendamment et même parfois en dépit de leurs engagements politiques et civiques dès lors qu’ils révèlent des possibles sociaux latéraux qui sont écartés, refoulés ou réprimés, mais bien présents, en pointillé ou en gestation, dans notre présent.»
Obstacles à la pensée critique
Ou comment on génère et gère l'amollissement de la pensée :
« (...)le principal obstacle à la pensée critique aujourd’hui (...) c’est la formation d’une véritable internationale néolibérale, ancrée par un réseau de think tanks centré sur la côte est des États-Unis et relayée par les grands organismes internationaux, World Bank, Commission Européenne, OCDE, World Trade Organization, etc., qui diffuse à une vitesse exponentielle les produits de la fausse science afin de mieux légitimer les politiques socialement réactionnaires mises en place partout à l’ère du marché triomphant. J’ai essayé de le montrer dans Cárceles de la miséria pour la politique de « tolérance zéro » qui s’est « mondialisée » en moins d’une décennie sous l’impulsion du Manhattan Institute de New York City et de ses épigones et « collaborateurs » actifs ou passifs à l’étranger, et dans Los Parias urbanos à propos du pseudo-concept d’« underclass » qui sert, dans tous les pays où il est utilisé, à « blâmer la victime » en attribuant les nouvelles formes de pauvreté urbaine à la soi-disant émergence d’un nouveau groupe de pauvres dissolus et désorganisés. Pierre Bourdieu et moi avons essayé, dans Las argucias de la razón imperialista (Buenos Aires, Paidós, 2001), de jeter les linéaments d’une analyse critique du déploiement et des effets réels et symboliques de cette nouvelle vulgate planétaire qui nous présente le monde fabriqué par les grandes multinationales comme l’aboutissement ultime de l’histoire et la marchandisation de toutes choses comme l’achèvement le plus haut de l’humanité. Vulgate qu’on retrouve dans toutes les bouches, y compris dans celles des gouvernants et des intellectuels qui s’affichent « de gauche » et se croient progressistes (parfois sincèrement).»
Cf. La pensée critique comme dissolvant de la doxa... in Le Magazine de l'Homme moderne
Interview
Loïc Wacquant s'engage contre Sarkozy
Quelques bouquins de Wacquant
Réponses. Pour une anthropologie réflexive, (avec Pierre Bourdieu) (1992),
Les Prisons de la misère (1999), Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (2000), Punir os pobres (2001), Simbiosi mortale (2002), Pierre Bourdieu and Democratic Politics (2005), Das Janusgesicht des Ghettos (2006), Parias urbains. Ghetto, banlieues, État (2006).
Article critique dans Wikipedia
Site de l'A.
Puis, en programme double, il y a Les Mutins de Pangée (France) qui présenteront à l'automne 2007 leur Chomsky & Compagnie dont voici la bande annonce :
6 commentaires:
«C'est un exercice assez difficile, la pensée critique, mais je pense aussi que c'est à la portée de tout le monde»
- Normand Baillargeon dans Chomsky & Compagnie
très intéressant cet article, jack !
il est vrai que ces éléctions désastreuses nous ont laissés un peu anéantis
je me relève péniblement en ce qui me concerne, il est bon de se dire que nous pouvons encore réfléchir ensemble :)))
en ces moments difficiles je trouve qu'un penseur comme bourdieu nous manque terriblement
Merci de votre visite mercedes. On peut tous être frappé d'impossibilité, comme disait Freud. Mais jamais tous à la fois! La solidarité, je crois, même silencieuse, même noyée dans un océan d'économisme et d'individualisme, nous aide à alléger nos épaules, à résoudre nos dilemmes.
Si Bourdieu a souvent tapé dans le mille, il me semble que le problème de sa théorisation (qui se voulait scientifique ne l'oublions pas), est l'absence de "lieu" de réfutation. Il me semble que quelqu'un comme Jean Gagnepain, tout en reprenant (et en précisant) ces idées d'habitus et la vision sociale de la société comme lieu de conflit (héritée du marxisme), a réussi à réellement fonder une sociologie (et plus largement des sciences humaines)en recourant au champ des pathologies (psychiatrique et neurologiques) comme lieu de réfutation de sa théorie.
Merci Rimailleur pour la référence. Gagnepain,j'inscris cela dans mon calepin.
Pour votre information, ce blog qui peut vous intéresser:
http://dissidence.hautetfort.com
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