Montréal, 18 décembre
Bonsoir Mi.
Je réinvente ta lettre. Pour mon plaisir. Je suis gâté. Je te savoure.
C’est bien comme tu veux. Tu peux m’envoyer ad libitum tes textes. Je vais te lire en
amateur toutefois, sans prétention. Je suis doué pour la critique. Ce n’est cependant pas
un rôle que j'entends jouer.
En arts comme dans la vie, je crois véritablement que tous les
marcheurs sont égaux. Même si chacun marche et marchera à son propre rythme.
Richard Desjardins, jeune, a roulé sa bosse sur le pouce en Amérique
du Sud. Il rapporte avoir été étonné du naturel des gens qui là-bas s'adonnent
sans complexes à l'écriture. Il a découvert des clubs de poésie partout sur son
chemin. Alors qu’ici, pour des raisons qui remontent sans doute à très loin en dessous de nos matelas historiques,
nous sommes souvent guindés, empesés, interdits, cérémonieux dès qu'il s'agit
d'écrire. C’est un écueil à surmonter.
Le
désir d'écrire est pourtant en lui-même une expérience vitale de
l’être au monde et ce réflexe, plus fort que soi selon des degrés
divers, devrait nous mobiliser sans gêne, nous aiguillonner
au-delà de tout modèle,
morale, convenance, obligation...
Nous pouvons bien entendu apprendre de quelques modèles qui nous tirent
par en avant. Ne pas avoir peur de monter sur les épaules des géants. Michel
Garneau, un autodidacte heureux et généreux, un poète que j'admire au plus haut
point, nous apprend à être de bonne humeur en voyageant nue tête dans le
langage. Il donne envie surtout de poser,
exposer, déposer, transposer, entreposer et reposer encore sa propre gerbe, sa
voix dans les mots. Les mots appartiennent à tous. Mais voudra-t-on apprendre à ne pas vivre par
procuration? Chercher avec son petit
paquet d’allumettes à préférer faire sonner les mots dans l’espace de sa propre
vie?
Sur un autre registre, celui qui m'a le plus influencé en écriture
est le philosophe Georges Leroux. Magnifique Leroux! Un savant sur ma route. Dans un atelier d'écriture, il nous incitait à
recopier en entier les livres que nous aimions. « Comme les peintres copient les maîtres pour
apprendre », expliquait-il. L'écriture en effet entre par la main. L'écriture est un métier
difficile.
Apprenti, il m'arrive encore souvent de copier au stylo des passages qui me
font vibrer. Par exemple, en ce moment je copie des pages de La barque
silencieuse de Pascal Quignard. La musique des écrivains est parfois si
grandiose! Ici, l’écriture d’Anne Hébert dans Les fous de bassans. Qu'il en reste qu'une seule virgule après avoir copié, qu’une seule tournure, peu
importe! L’écriture entre par la main. À voix basse.
Changement d'ambiance. Cet autre professeur avait une bouille
semblable au frère Toc dans Robin des bois. Affublé d’une voix claire comme mon oncle Ulric,
le barbier de Roxton; comme une bouteille qui tinte au vent. C’était assez intense quand il haussait le ton en classe.
Il était rond et dodu, un brin obséquieux, le regard oblique, à peine cinq pieds deux sur pattes, les cheveux
abondants, noirs et très drus; il se vantait d'avoir toutes ses dents malgré son
grand âge. Dans le cours Philosophie de l'art, il répétait sans cesse avec
insistance ce mot d’ordre : « Devant une œuvre, TAISEZ-VOUS! »; Les étudiants roulaient des épaules... Reste
que c’est le genre d’effet rhétorique qui vous rentre dans le coco.
Tel est mon souvenir du père Benoît Pruche, un dominicain d’origine
française avec un peu de sel existentialiste pour se rappeler qu’il fut jeune
malgré les ordres. C’est sûr qu’il portait un béret. Il avait bourlingué en Afrique comme enseignant dans les
classes des universités naissantes des indépendances avant de poursuivre sa
carrière à la catholique Université de Sherbrooke ainsi qu'à Ottawa.
J’étais et je me considère toujours un analphabète en arts pour
parler comme madame Fernande St-Martin. Il me semble au moins avoir profité de
deux ou trois choses essentielles du père Pruche qui fut entre autres animé
par le Spirituel dans l’art de Kandinsky. « On aime les artistes parce qu'ils sont
fraternels », aimait-il à répéter également. Cela, je l’ai bien retenu, éprouvé
et reconnu des centaines de fois dans ma vie.
Dans l'idéal du grand baril de poudre, les artistes, cela est banal peut-être, échangent entre eux leurs
trouvailles. Tissent ici et là des filaments de la toile d’art-raignée, comme
disait jadis Françoise Berd à Radio-Québec. Ici et là. Chacun
marchant à son rythme. Ils s’interpellent, partagent, cheminent, créent collectivement. Ils s’enterrent,
s’empilent, se séduisent les uns les autres. C’est comme cela qu’ils avancent. Même les plus nombrilistes savent qu’ils ne
sont pas seuls sur une île.
J'ai longtemps admiré cette camaraderie tangible. Les camarades.
Mais à part moi-même, je me disais que
l'écriture est un geste si radicalement intime et solitaire. Dans son coin. Comment échanger
ses accords comme le font gratis les musiciens?
Ce sentiment est bien réel. Mais justement, la particularité de l'art
en écriture se trouverait en partie dans ses strates de silence. Ainsi, pour un
Julien Gracq — il fut un grand lecteur qui avouait cependant avoir très peu
fréquenté les autres écrivains —, tout se trouve dans les textes, disait-il.
On a qu'à lire les textes. Ce qui
s’appelle lire.
Pour avoir la forme, la garder surtout, la lecture est cent fois plus
importante que l’écriture. Me semble. L'écriture est définitivement un métier difficile.
À une bien humble échelle et avec un nombre restreint de personnes dont
certaines sont décédées, d'autres sont d’illustres
inconnus, peu importe, la conversation même fictive se poursuit en toute souveraineté et j'entretiens comme un jardin ce drôle
de dialogue multiple qui n'a rien de technique. Cela se fait de texte à texte,
mais dans une espèce de région où l’impression est vive et goûte un peu à l’âme,
j’oserais dire. Avec ce qui en
découle.
Cela se passe avant tout dans le silence de la réception. C'est-à-dire parfois dans l’étonnement, parfois l’agacement, parfois l’admiration pure, parfois rien pantoute. De lecteur à lecteur. D'étonnement en émotion, en apprivoisement, si cela peut se dire.
Il s’agit là pour moi d’une expérience inouïe et fondamentale. C'est une conversation à la énième puissance.
La littérature est certes quelque chose d'intime, mais en même temps, c’est une pratique vivante et collective malgré la limite des lettres elles-mêmes, la domestication sous-jacente, l'effet miroir du langage, les classes dans les langues, les feuilles mortes, les blessures, la surdité, l’inutile. Malgré la paresse, le manque de temps, l'aliénation, l’air du temps, malgré la médiocrité des radios publiques qui ont fermé la porte à la voix des écrivains.
Tout comme le langage est de part en part social, je postule à mon tour qu’il se trouve aussi une grande part du collectif dans l'émotion même. Or l'intimité dont on parle n'a donc rien à voir avec la préciosité d'un « je » petit roi. Je la définirais plutôt comme faisant partie de la réserve vitale de sensibilité où les êtres humains vont chercher leur souffle lorsqu’ils marchent vers la lumière, lorsqu’ils forgent leur devenir soi ensemble. Les rayons passent entre les craques.
C’est dire que nous parlons de liberté. De sortir du trou. « Deviens ce que tu es. »
Je ne sais pas pourquoi je te parle de tout ça.
Félix Leclerc, un autre autodidacte rural qui a manqué sa carrière puisqu'il souhaitait être un dramaturge, dit somewhere en dehors de la sommellerie : « Ne demandez jamais aux au-
Cela se passe avant tout dans le silence de la réception. C'est-à-dire parfois dans l’étonnement, parfois l’agacement, parfois l’admiration pure, parfois rien pantoute. De lecteur à lecteur. D'étonnement en émotion, en apprivoisement, si cela peut se dire.
Il s’agit là pour moi d’une expérience inouïe et fondamentale. C'est une conversation à la énième puissance.
La littérature est certes quelque chose d'intime, mais en même temps, c’est une pratique vivante et collective malgré la limite des lettres elles-mêmes, la domestication sous-jacente, l'effet miroir du langage, les classes dans les langues, les feuilles mortes, les blessures, la surdité, l’inutile. Malgré la paresse, le manque de temps, l'aliénation, l’air du temps, malgré la médiocrité des radios publiques qui ont fermé la porte à la voix des écrivains.
Tout comme le langage est de part en part social, je postule à mon tour qu’il se trouve aussi une grande part du collectif dans l'émotion même. Or l'intimité dont on parle n'a donc rien à voir avec la préciosité d'un « je » petit roi. Je la définirais plutôt comme faisant partie de la réserve vitale de sensibilité où les êtres humains vont chercher leur souffle lorsqu’ils marchent vers la lumière, lorsqu’ils forgent leur devenir soi ensemble. Les rayons passent entre les craques.
C’est dire que nous parlons de liberté. De sortir du trou. « Deviens ce que tu es. »
Je ne sais pas pourquoi je te parle de tout ça.
Félix Leclerc, un autre autodidacte rural qui a manqué sa carrière puisqu'il souhaitait être un dramaturge, dit somewhere en dehors de la sommellerie : « Ne demandez jamais aux au-
tres ce que valent vos créations ». Je ne crois
pas qu'il
disait cela par orgueil ou par avarice. Sans doute était-il animé par le
souci
de ne pas leurrer les autres. Il avait le sens de la dignité. Il y a
notamment eu Raymond Lévesque, c'est lui-même qui nous le raconte, qui
dans ses
an-
nées d’apprentissage à Paris a pu demander l’avis au chantre déjà haut perché à propos de ses incertaines compositions...
Je pense en effet que c'est soi-même qui sait.
Sache en tout cas que je te lirai avec joie et avec beaucoup de curiosité.
Fraternellement,
X
nées d’apprentissage à Paris a pu demander l’avis au chantre déjà haut perché à propos de ses incertaines compositions...
Je pense en effet que c'est soi-même qui sait.
Sache en tout cas que je te lirai avec joie et avec beaucoup de curiosité.
Fraternellement,
X
4 commentaires:
L'espace des mots entre la poésie, le récit et le journal intime se différencie dans la forme et projette l'âme dans l'incertitude.
Avec toute ma gratitude,
Mi
xxx
Merci Mi. Très beau commentaire. J'aurais envie d'ajouter que c'est le corps tout entier (entendre nos actions, nos décisions)qui est jeté dans l'incertitude, sauf face à la mort qui est assurée. J'ai eu un prof en éthique, G. A Legault, qui avait dit un jour : heureusement que nous ne savons pas tout à l'avance. Sinon, la liberté n'existerait pas.
L'écriture, c'est magique ! On dessine son Être sur papier, on le relie, on le corrige, et voilà que que cet Être grandit..., et vit mieux.
Claude G.
Merci Claude.
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