« Je dois dire tout de suite que je ne suis pas venu au monde comme quiconque. Non. Je ne suis pas venu par le passage d'une femme. Non. Je crois que tout a commencé le jour où je reposais dans le ventre d'un avion. Je n'étais pas un enfant, j'étais une bombe.
Maintenant je me souviens du jour où j'étais une bombe. Ce n'est pas facile d'être une bombe, vous me comprenez. Une bombe n'a pas beaucoup d'avenir.
Je me souviens à peine du jour où l'avion est passé au-dessus de chez moi. La seule chose que j'arrive à me rappeler, c'est que je me suis senti libre tout à coup en plein milieu de l'air, je me suis senti virer le nez en bas, et juste au-dessus de chez moi, je suis devenu une grande lueur. J'ai dû faire beaucoup de morts quand je suis tombé. Je n'en sais rien. Personne n'en a parlé. Mais je sais très bien qu'un jour, éclat par éclat, un éclat dans la verdure, un éclat dans le sang d'une femme, un éclat dans la vie de la ville, un éclat dans le fleuve, un jour, éclat par éclat, je me suis refait.
Dans l'acier de mon cœur une sorte de vie va gronder. Et voici qu'une fois encore je vais m'ouvrir dans un grand fracas de lumière et de sang !
*
TIRER UN SI GRAND AMOUR AVEC UN BATEAU POURRI
C'est un enfant comme tous les autres
avec toutes ses oreilles avec tout son cœur
seulement il n'est pas bien là où il est
il n'en pleut plus d'être assis parmi les colonnes
il est tanné de pourrir parmi les os
il n'en peut plus de vivre au centre d'un grand squelette
voyez-le c'est un enfant bien ordinaire
on l'a mis en laisse au fond d'une cave
les rats petit à petit éteignent le chemin de ses yeux
dans les murs vierges de sa tête déjà
l'horrible sangsue d'être seul creuse son trou
voyez-le
il aurait voulu commencer comme tous les autres
il aurait voulu chevaucher le feu d'être beau
il aurait voulu voler dans chaque chant d'oiseau
il aurait voulu couler dans les ruisseaux comme une écorce
mais pour toute chaleur
seul le baiser rance de la mauvaise mère sur ses chaînes
voyez-le c'est un homme bien ordinaire
avec une grande fontaine de flammes dans chaque bras
avec une bête brisée qui sile dans son crâne
c'est un homme comme tous les autres
avec la charge de ses yeux contre tout ce qui sèche
avec l'arrachement de la paix dans ses membres
voyez-le
il se traîne comme un lièvre touché à travers son amour
il chigne comme un enfant dans le cerveau de celle qu'il aime
il glisse et se relève et court sans cesse vers son visage
voyez-le c'est un homme bien ordinaire
seulement il n'en peut plus de vivre assis dans la douleur commune
il n'en peut plus de foncer sur tous les fronts de la naissance
il n'en peut plus de garder sous sa peau cette enfance de vermine
mon amour regarde-le
c'est un homme bien ordinaire
au beau milieu de son dos
un couteau taillé dans un os de ton corps
est son plus vrai drapeau
mon amour nous n'aurons pas le miel facile
il y a trop de collets tendus sur la ligne des yeux
il y a trop d'ancres mortes dans les maisons
il y a trop de navires rompus dans les têtes
il y a trop de sang croûté aux portes de la lumière
*
AUTOUR DE NOTRE VIE JE GRAVITE NON ENCORE NÉ NON ENCORE FORMÉ
Un jour j'aurai des mains
le même jour je commencerai d'avoir un cœur
mon amour aura des mains pour te donner ce que je suis
mon amour aura des mains au bout de mes mains
je te prendrai au plus chaud de ta vie
je te ravirai pour battre la campagne au fond de nous
j'aurai des mains pour la chaleur et pour la nuit
j'aurai des mains pour que le jour éclaire dans ton sang
j'aurai des mains pour te construire
j'aurai des mains pour blesser la bête maudite
tapie sous le front de l'amour
j'aurai des mains pour me traîner dans ton corps
j'aurai des mains pour nager où tu es liquide
j'aurai des mains pour te cueillir où tu t'affales
j'aurai des mains pour l'appui quand tu cantes de peur
un jour j'aurai des mains
j'aurai des mains pour t'appeler quand je coule
j'aurai des mains pour te vouloir quand je pars de moi
j'aurai des mains pour défoncer quand tu cesses d'ouvrir
j'aurai des mains pour faire signe quand le paysage devient fou
mes mains seront des ponts pour que tu passes en moi
un jour j'aurai des mains
ce jour-là le monde s'affaissera dans les fêlures
ce jour-là des femmes et des enfants seront bus par la mort
ce jour-là des hommes moisiront sous la gale
un lit de boue noircie durcira la paix
mais ce jour-là j'aurai des mains
j'aurai des mains pour me relever dans la savane
j'aurai des mains pour cravacher ma bête de flammes
j'aurai des mains pour refaire la boussole
j'aurai des mains pour casser les murs qui te retiennent
j'aurai des mains pour gratter à chaque seuil comme un chien
j'aurai des mains pour arriver jusqu'à toi
puis j'aurai des mains enfin j'aurai des mains
pour que crèvent les eaux et que je crie »
-
Pierre Morency,
Au nord constamment de l'amour