Ça fait toujours plus mal, les drames, lorsqu'on reste proche des lieux et des êtres rencontrés au cours de son permis de séjour sur la terre. Même si les brins de souvenirs partent au vent comme bardeaux qui se décollent.
Le vent de Grand Isle en Louisiane, je peux en parler de première main. J'y ai dormi une nuit sur le flanc ouest du parc qui s'enfuit par l'horizon vers la
mer, pardon, par le golfe du Mexique.
La route 1 menant au bout de ce coin du monde délavé et créole peut être traîtresse. On s'y prend dans le sable en voiture comme ici dans la neige. Les vents pesants qui sifflent ont-ils de jolis noms comme en France? On en perd ses mots.
On pourrait quand même prendre le soin de les choisir, les mots, quand on fait le métier de communicateur à la télé. «Catastrophe naturelle»! Aussi bien dire pilote automatique et bla-bla-bla. Pourquoi ne pas dire également :« Les onze disparus à la suite de l'explosion de la plateforme de la BP sont morts naturellement »?
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Louisiane, Pétrole, Souvenirs
Carolyn Kemp est une grand-mère dont j’ai cherché le nom un bon moment. D’abord sur le journal Times Picayune, mais Bob Marshall a tant à faire qu’il ne peut s’arrêter à une grand-mère. Puis ici ou là, et enfin, j’ai vérifié que Carolyn Kemp, née à Monterrey, se retrouve sans son petit-fils, son grandson, su nieto. Roy Wyatt Kemp avait27 ans et comme tant d’autres, à chaque départ vers la plateforme, son cœur se serrait. À présent, son cœur s’est arrêté, il est parmi les onze disparus (...). Carolyn Kemp est née à Monterrey, pas le célèbre Monterrey sur la frontière mexicaine, mais le simple, si simple Monterey de Louisiane. Peut-être que son mari et son fils firent eux aussi le voyage hebdomadaire vers la plateforme. Ce qui est sûr c’est que son fils ne fera plus le voyage.
Les survivants disent qu’ils ont vu subitement des scènes de guerre.
Roy, je ne l’ai pas connu personnellement, mais j’en ai connu tant d’autres comme lui dans les bayous. L’or noir de la survie, pour qui doit gagner trois sous qui étaient plus que trois, mais même de bons salaires n’effaçaient pas la crainte. Et si…
Aujourd’hui, ils disent Gulf oil slick, marée noire de merde, marée de merde plus que noire. La BP, la bipi, le fric sentent le pétrole et le drame gronde. Et en musique de fond pendant que j’écris le journaliste parle de la catastrophe NATURELLE et j’enrage d’un cran en plus.
En cajun, ils disent la chevrette, les bateaux tournent sans cesse sur la mer, suivis d’un vol d’oiseaux très agités pour récupérer les rejets. Les rois de la crevette pleurent partout sur les bayous. Pas besoin d’écouter les bulletins d’information pour savoir la vérité. La mer, les marécages, le moindre trou d’eau, ils en connaissent les secrets les plus incroyables. J’adore écouter le peuple parlant de son travail : des sommes de connaissances illisibles.
Sur le journal Times Picayune, Bob Marshall a tant à faire qu’il ne peut s’arrêter à un pêcheur de crabes.
Le golfe du Mexique danse sur toutes ses rives aux sons du paradis. En Louisiane c’est le fait dodo rythmé par l’accordéon fou. Aujourd’hui, la chanson va se faire plus mélancolique, aujourd’hui le blues va effacer le jazz, aujourd’hui la bipi est devenue Satan.
Achafalaya, si le pétrole vient jusqu’à toi, après Katarina, tu ne te relèveras pas. Une société s’enfonce, j’entends mille douleurs. Personne n’est là très révolutionnaire, presque personne ne veut y voir au-delà d’une party de bière, pourtant ce puits inépuisable, ces milliards envolés, ce drame, c’est pas matière à penser, matière à révision d’habitudes trop établies ?
Les téléphones ont chauffé, les experts les plus experts sont à pied d’œuvre, et déjà un réalisateur de film pense à un scénario génial.
Jusqu’à quand ce monde va-t-il oublier celui qui travaille ? Ou penser à lui seulement pour l’exploiter ? Je me souviens d’une terre promise, j’ai cherché son nom un bon moment, Carolyn Kemp pense qu’elle n’est pas sur notre planète. Pourtant, elle s’appelait Caraïbe…
- Jean-Paul Damaggio, 28-04-2010