Photo Jacques Desmarais, avec les moyens du bar d'un i-phone au Brighton; Françoys, Alejandro, Emma, Randy. |
Je me suis joint aux Pedlers — une gang de joyeux lurons fans maniaques à l'os de musique — pour une petite virée éclair dans le Mass. qui nous a d'abord conduits à Boston, la capitale, pour assister samedi soir au concert rock d'Alejandro Escovado and The Sensitive Boys au Brighton Music Hall. Il s'agit là d'une salle récemment renippée d'une capacité de 340 places (très majoritairement debout) avec plusieurs bars, tv, tables de pool à l'arrière. Ce fut un très bon show avec en première partie le volubile et versatile punk-folk Jesse Malin. Noise level : very loud! À faire vibrer les frocs!
Auparavant, nous avions joyeusement arpenté les rues du centre-ville jusqu'au Vieux-Port qui ne manque pas de romantisme, rencontrant d'ailleurs sur notre chemin plus d'une nouvelle mariée.
Puis, en ce beau dimanche ensoleillé de la Fête des Pères, après une visite en matinée au mythique Fenway Park des Red Sox où c'était portes ouvertes et la joie, sur le chemin du retour nous avons pris, comme prévu au programme, la sortie vers Lowell où nous attendait dans son « Petit Canada » l'ami Roger.
Roger « Bon Train » Brunelle, natif de Lowell (sa mère était une Favreau tout comme la mienne) est un personnage des plus attachants qui s'exprime très bien en français du haut de ses 78 ans, avec des yeux rafistolés, des dents neuves, un sens de l'humour vif et masculin pour ce qui manque ou ralenti fatalement, entremêlé de bontés, de questionnement, avec aussi quelques grains de révolte qui signalent l'ipséité du vieux fond franco-américain espiègle, un tantinet grivois, toujours fier et debout, teinté de blues, de nostalgie, habité par l'expérience de l'errance.
Père et grand-père (sa petite-fille l'appelle « Pépère »), Roger est un instituteur à la retraite qui avoue être devenu paresseux. On le sent pourtant fébrile dès qu'il évoque avec beaucoup d'esprit critique son engagement religieux passé et plus largement, la vie jadis intense dans les quartiers ouvriers francophones de Lowell ainsi que le souvenir de ses années d'études classiques qu'il a eu la chance de faire au Québec dans un collège de Sherbrooke.
Avec ses talents et ses réflexes aiguisés de pédagogue, Roger aime par-dessus tout partager avec les « pèlerins » de notre espèce qui passent à Lowell sa passion pour l'oeuvre de son compatriote le plus célèbre, le très aimanté Dharma Bum Jack Kerouac.
Père et grand-père (sa petite-fille l'appelle « Pépère »), Roger est un instituteur à la retraite qui avoue être devenu paresseux. On le sent pourtant fébrile dès qu'il évoque avec beaucoup d'esprit critique son engagement religieux passé et plus largement, la vie jadis intense dans les quartiers ouvriers francophones de Lowell ainsi que le souvenir de ses années d'études classiques qu'il a eu la chance de faire au Québec dans un collège de Sherbrooke.
Avec ses talents et ses réflexes aiguisés de pédagogue, Roger aime par-dessus tout partager avec les « pèlerins » de notre espèce qui passent à Lowell sa passion pour l'oeuvre de son compatriote le plus célèbre, le très aimanté Dharma Bum Jack Kerouac.
Depuis le milieu des années 80 déjà, il a imaginé et mis en scène des visites touristiques guidées à saveurs littéraires des plus originales. On se déplace avec lui dans cette ancienne ville prospère du textile, reconvertie en ville universitaire : maison natale de Jack au 9, rue Lupine, son école primaire du nom de Saint-Louis-de-France, les flots de la Merrimack, ou encore, recueillement obligé sur la « fosse » où repose l'auteur de On the road au cimetière Edson... Nous n'avons pas eu le temps cette fois de refaire tout ce trajet. Mais nous avons renoué avec la manière Brunelle : chacun de ces arrêts est en effet comme un chemin de croix mi-rigolo, mi-sérieux, en surplomb des écrits de Kerouac qui a su capter et dissimuler ici et là des lieux, des ombres, des personnages, l'énergie, l'esprit imaginé de sa ville natale.
On peut avoir à l'idée que ça jouait dur dans le maillage du creuset à l’américaine entre tisserands du pouvoir, main mise de l'Église catholique, grosses familles ouvrières irlandaises et canadiennes-françaises, pas toujours sur la même longueur d'ondes, mais avec des blessures communes et de l'alcool coulant à flot pour « calmer » le jeu, question de pain quotidien difficile à gagner pour tous, d'où le besoin d'évasion des jeunes nés après la Guerre qui se font de l'Americain way of life une sombre une idée apocalyptique, éprouvent l'envie de provoquer le puritanisme et l'hypocrisie, de brasser la cage, de rêver libre sur la route, les quatre fers en l'air...
On peut avoir à l'idée que ça jouait dur dans le maillage du creuset à l’américaine entre tisserands du pouvoir, main mise de l'Église catholique, grosses familles ouvrières irlandaises et canadiennes-françaises, pas toujours sur la même longueur d'ondes, mais avec des blessures communes et de l'alcool coulant à flot pour « calmer » le jeu, question de pain quotidien difficile à gagner pour tous, d'où le besoin d'évasion des jeunes nés après la Guerre qui se font de l'Americain way of life une sombre une idée apocalyptique, éprouvent l'envie de provoquer le puritanisme et l'hypocrisie, de brasser la cage, de rêver libre sur la route, les quatre fers en l'air...
Retour devant le 9, rue Lupine dans la paroisse Saint-Louis-de-France. |
Citations choisies à l'appui, rapportées soigneusement à la dactylo sur des petites fiches de couleurs, Roger le guide tient tout cela comme un flambeau, nous fait solennellement la lecture, renvoie à l'oeuvre, à la syntaxe française malgré les mots écrits en anglais, puis s'arrête, souvent ému, fouille dans ses souvenirs personnels, répond aux questions, pointe du doigt le pont au melon d'eau du Docteur Sax qu'on va déconstruire l'an prochain pour le remplacer par un pont neuf, ajoute sa propre histoire familiale confortée par des dizaines d'interviews qu'il a réalisés au fil des ans avec diverses personnes décrites par Kerouac, ou leurs descendants qui se souviennent du curé Morissette un peu biberon sur les bords, du bon Docteur qui a accouché plusieurs générations d'enfants, soigné le petit Gérard...
Toutes ces traces et empreintes littéraires du Voyageur solitaire forgées dans sa ville mènent à un point culminant de cette traversée de la mémoire vive : le Parc Kerouac situé au coeur de Lowell, au coin des rues Bridge et French. Oeuvre du sculpteur Ben Woitena, le commémoratif est constitué de huit panneaux de quatre pieds par huit pieds en granit rose sur lesquels sont gravés des extraits des livres de Kerouac. Vu du ciel, le design d'ensemble épouse la forme circulaire d'un mandala, avec au centre une espèce de petite table ronde faite pour y grimper, pour que s'envolent nos pensées.
Roger a contribué de toutes ses énergies pour que ce lieu soit érigé en 1988, et depuis entretenu, visité et protégé.
Pas besoin de fiches ici pour lire un extrait de Kerouac sur l'un des huit panneaux de granit du parc. On aura compris également que le carré rouge a traversé les lignes!
***
La fin de notre visite se terminera par une halte autour d'une bonne bière au Club Citoyens Américains de Lowell.
Au CCA, nous avons conversé un moment avec monsieur Dandurand (tel est du moins le nom que j'ai retenu) qui était installé au bar. Il a encore de la famille au Québec. Il parle régulièrement à l'une de ses soeurs au téléphone. À l'instar de Kerouac, il se remémore le bon ragoût de pattes de cochon que faisait sa mémère aux Trois-Rivières! À plusieurs reprises, ce monsieur assez seul dans la vie nous dira sa joie de nous avoir rencontrés. Même qu'en partant, c'est avec les yeux pleins d'eau qu'il lancera : « Vous avez fait ma journée! »
Avant de reprendre la route vers Montréal dans la vanne de Ming, nous déposons Roger chez lui. Il nous reçoit quelques minutes dans sa maison. En entrant, trois images de Jack le représentant à diverses périodes de sa vie sont accrochées au mur de la petite véranda, dont un très beau fusain où on le voit serein avec son chat.
En guise de conclusion, ou plutôt pour mieux repartir en creusant un peu plus encore la piste de Kerouac, j'aimerais donner à lire la recension d'un article de l'anthropologue québécois Gilles Bibeau paru en 2004 dans la revue Anthropologie et Sociétés sous le titre Voyages et fictions chez Jack Kerouac :
« S'appuyant sur la définition que Jack Kerouac a donnée de lui-même (" Je ne suis pas un “beat” mais un mystique catholique étrange, solitaire et fou… "), l'auteur lit l'immense oeuvre du « Ti-Jean » de Lowell comme si elle proposait, à travers une ethno-fiction, la mise en scène imaginaire du mythe fondateur d'un lignage Canuck, de la chronique généalogique de la migration des Kerouac, de la Bretagne aux États-Unis en passant par le Québec, et de la difficile américanisation d'une famille ouvrière, catholique et de langue française dans un des « Petits Canadas » des États-Unis. L'article démontre que l'image de « Beatnik » ne fait pas justice à l'extraordinaire créativité littéraire de cet écrivain qui a inventé un style d'écriture automatique inconnu avant lui, qui a mis en mots l'esprit de toute une époque dans un des « grands romans américains » du XXe siècle et qui a réécrit une nouvelle version de la mythologie américaine du voyage. Le monde imaginaire de Kerouac a été celui de l'exploration intérieure comme chez Walt Whitman, celui de l'excès dans l'errance, dans une descente en soi jusqu'à la folie et à la mort dans l'alcool, et enfin, celui du retour compulsif sur l'identité hybride des Franco-Américains dans une Amérique amérindienne. L'auteur montre que la légende franco-américaine des Duluoz a été, pendant quelques années, le mythe du peuple américain. »
Le plus grand admirateur vivant de Kerouac — qui passe encore dans sa communauté pour un bum aux yeux de plusieurs malgré le doctorat post-honorifique qui lui a décerné en 2007 l'Université du Massachusetts — se nomme sans contredit Roger Brunelle! Je crois qu'il serait d'accord avec Gilles Bibeau sachant mieux que quiconque que l'ambition littéraire de mettre en mots l'esprit d'une époque a toujours d'abord eu pour centre métaphorique le monde et l'esprit de son Lowel natal. Sans vouloir tirer la couverte du côté québécois, on peut aussi partager ce sentiment d'un peuple qui s'est ensauvagé, qui a essaimé sur tout le continent américain et dont les débarques personnelles mémorables témoignent tout autant de ses luttes et de sa vie. La vie qui surgit d'elle-même comme le vent se lève de lui-même, pour dire avec Pascal Quignard qui dit ceci encore, et ça me semble une force majeure : «Écrire est plus qu'errer. C'est mourir et survivre.» Écrire est plus qu'errer. Et donc, supposons-le : avant la nation, avant Lowell, avant n'importe quel silence déposé dans les livres, avant la grandiloquence des oeuvres d'où s'échappent quelques flammes pour la nuit, il y a l'enfance. De mes lectures de Kerouac, loin d'être savantes, c'est l'enfance que je retiens, celle qui nous saute à la gorge. C'est aussi, je le crois, cet horizon-là qui passe dans les yeux gris bleu, hérités des Favreau, j'en suis persuadé, de l'ami Roger Brunelle.
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Quelques liens :
Revue Francophonies d'Amérique
Pour entendre la voix de Roger Brunelle... Première rencontre des Pedlers avec Roger Brunelle en 2009 La citation de Pascal Quignard est tirée de son magnifique petit traité intitulé Rhétorique spéculative, coll. Folio, Galimard, 1995, page 151. Ma plus récente lecture de Kerouac est Pic, tr. de Daniel Poliquin, Table Ronde, 1988. J'ai donné mon exemplaire à Roger. Photos (sauf celles indiquées ) : Jacques Desmarais. |