Ce matin, en attaquant un ananas bien mûr avec un couteau, je pensais aux clichés de la littérature latino-américaine. Borges a fameusement dit que la preuve que le Coran était arabe, c’est qu’on n’y trouvait aucun chameau, mais lui-même aimait bien les gauchos et leurs rixes au couteau. Je venais de terminer Personnages secondaires d’Alejandro Zambra et je me rappelais que Zambra, rencontré il y a un mois à un jet de pierre du château de Vincennes, un peu plus soûl que moi et maîtrisant donc mieux son anglais que je massacrais mon espagnol, m’avait dit qu’il ne se sentait pas tenu, par les attentes traditionnelles d’un certain public, de mettre des jungles et des généraux dans ses livres. Ou même des ocelots, comme son compatriote Sepulveda. Je suis en train de lire ton livre, que je lui ai dit. Allons boire un verre, fut sa réponse.
Si la « génération du boom », de Roa Bastos à García Márquez et à Vargas Llosa, a pratiquement fait du roman de dictateur un genre en soi, on ne voit poindre nulle part, dans Personnages secondaires, la triste tronche à képi du général Pinochet, même si son ombre plane sur tout le bouquin. C’est un livre de l’ombre. J’ai continué de le lire dans l’avion, l’ai rangé à l’arrivée et ne l’ai ressorti qu’il y a deux jours, pour y souligner, de ci de là, des phrases comme celle-ci : « […] un livre est presque toujours le verso d’un autre livre immense et étrange. »
Ce me semble être une autre manière, pour Zambra, de situer son art : dans une histoire en marche qui, collabos ou résistants, les forçait à prendre position, les romanciers précités produisirent les œuvres immenses et étranges du réalisme magique, comme autant de chapitres apocryphes de l’épopée nationale. Mais que fait-on quand, comme Zambra, né deux ans après la chute d’Allende, on a grandi dans une classe moyenne éprise de normalité, pour ne pas dire de normalisation, dans une région du globe où les héros ont déjà perdu la bataille, leur sang versé blanchi par un État capable d’offrir à des parents ni riches ni pauvres, ni bons ni méchants, ce que désirent à peu près tous les parents du monde : la sécurité.
Pendant que le militant torturé agonise sous plusieurs couches de béton, un enfant, près de là, tape dans un ballon. Zambra s’est intéressé à cet enfant de sa génération, à cette époque de l’histoire où les parents avaient plus peur que les enfants.
« Pendant que les adultes tuaient et étaient tués, nous dessinions dans un coin. Pendant que le pays s’effondrait par morceaux, nous, nous apprenions à parler, à marcher, à plier les serviettes en forme de bateaux, d’avions. Pendant que le roman se déroulait, nous jouions à cache-cache, à pas vu pas pris, à disparaître. » « J’étais le seul à venir d’une famille sans morts et cette constatation m’avait rempli d’une étrange amertume… » Du grand-père communiste à ce paternel qui, après-coup, au nom de l’ordre, approuve Pinochet, le narrateur écrivain s’efforce de soupeser son appartenance aux salauds. « C’était difficile d’être comme ça : ni bon ni méchant. Il me semblait qu’au fond c’était ça, être méchant. » « J’éprouve, dit magnifiquement sa copine, l’absence de culpabilité comme de la culpabilité. »
Sartre disait qu’il ne suffit pas de le vouloir pour échapper à l’Histoire. L’écrivain de Personnages secondaires, d’autre part, sait très bien qu’« on finit toujours par raconter sa propre histoire ». Entre ces deux limites, le roman d’Alejandro Zambra se veut une douce et douloureuse quête du paradis perdu d’une enfance, de « ce lotissement aux noms de rue féeriques où nous avons vécu, familles nouvelles, sans histoire, du Chili de Pinochet ».
Distinguant, dans l’intitulé même des chapitres, entre La littérature des parents et La littérature des fils, le roman, qui se rattache bien entendu à cette dernière, semble ainsi mettre en scène, en plus d’une identification problématique à l’histoire, la question de la filiation littéraire. Le roman des pères, c’est peut-être celui, plein d’ananas et de bananiers, de jaguars et de généraux, des attentes stéréotypées dont me parlait Zambra à cette table de café d’un coin de rue de Vincennes. Et le roman des fils ? Si Personnages secondaires peut servir d’exemple, c’est d’abord le genre de livre écrit par un écrivain qui ne veut pas l’écrire. En voici l’intrigue, « réduite aux dimensions d’un résumé de film dans un programme télé […] : deux amis d’enfance se retrouvent par hasard après vingt ans et tombent amoureux. Mais nous ne sommes pas des amis. Et il n’y a pas d’amour entre nous ». En fait, comme le dit si bien l’inscription sur le t-shirt noir de Claudia la première fois qu’il la retrouve : Love sucks.
Ils boivent du vin, mangent un peu ou bien oublient, font l’amour. On est dans l’intimité, sur fond d’histoire impossible à congédier. Car l’auguste général ne se laissera pas tasser si facilement d’un livre sur les années de dictature et de démocratie au Chili. L’écrivain du livre n’entend pas seulement demander des comptes à la littérature des parents, mais aussi au père lui-même : « Je ne peux m’empêcher de demander à mon père s’il était, oui ou merde, pour Pinochet à l’époque. » Ce pourrait être un roman de la réconciliation et du mensonge, la première n’étant possible qu’au prix du second.
L’innocence perdue ? « Nous en sommes à un moment de notre vie où ce ne sont plus les films et les romans qui sont importants, mais bien le moment où nous les avons vus, où nous les avons lus : l’endroit où nous étions, ce que nous faisions, qui nous étions à l’époque. »
Ce qui est certain, c’est que là où la littérature des parents nous eût proposé, sur le même sujet, quelque vaste architecture romanesque à la Vargas Llosa, l’auteur de Bonsaï, « sans projet d’envergure, sans but précis », donnant l’impression de céder, ici et là, aux sirènes de l’autofiction, voire du roman-dans-le-roman de prof, mais écrivant résolument « au verso » du grand roman d’histoire politique hispano-américain, va laisser glisser, tout doucement, son livre vers la poésie : « se rappeler les images dans leur plénitude, sans composition du cadre, sans décors grandioses. Obtenir une musique véritable. Fini les romans, fini les excuses. »
Parlant d’excuses, je sais que mon espagnol était pourri ce soir-là, pero hombre, me gusta mucho tu novela : es un buen libro, muy bonito. Salud… Voilà. Ça sort un peu mieux quand on a eu trente jours pour y penser.