« Créer, c'est crier. »
— Jean-Paul Damaggio / la foule.
« Art as experience »
— John Dewey
« Toute proposition littéraire est fondée sur des malhonnêtetés intermédiaires : la mémoire, la culture, le désir, le langage. »
— Manuel Vazquez Montalban
Vers l'art des Amériques
La sonnette en bas n'est toujours pas réparée. La chinoiserie à piles qui en tient lieu est scrap. J'ai racheté une autre chinoiserie, je n'ai pas le choix des fabricants, qui me semble plus fiable. Il fait désormais trop frette pour que je me les gèle avec l'installation. C'est dans la pile des jobs du printemps!
Ça a ses bons côtés une porte flambante nue. Cela méduse les colle-porteurs et les Témoins qui ne savent pas. En campagne, généralement, mon Dieu, y a pas de sonnette. On défonce même les portes ouvertes puisque tout le monde se connaît. De loin. D'ailleurs, chez moi en cambrousse, je me suis fait amicalement volé pour au moins 1500 piastres de stock!
En ville, les gens ont perdu le réflexe de cogner. À la porte, s'entend. Car il y a bien quelques rixes qui chambardent les familles jusqu'à la Petite Italie. Mes copro de voisins ont quant à eux une sonnette électrique super de luxe. Par chance, car c'est la seconde fois en décembre que le bon facteur leur confie à mon attention des colis venant de France.
J'ai donc bien reçu comme cadeau du Jour de l'An cinq exemplaires du dernier livre de Jean-Paul Damaggio. Du moins, je crois que c'est son plus récent, car ce mec est une véritable machine éditoriale. J'ai enfin entre les mains Au carrefour Wajdi Mouawad, paru aux Éditions de La Brochure.
Ça a ses bons côtés une porte flambante nue. Cela méduse les colle-porteurs et les Témoins qui ne savent pas. En campagne, généralement, mon Dieu, y a pas de sonnette. On défonce même les portes ouvertes puisque tout le monde se connaît. De loin. D'ailleurs, chez moi en cambrousse, je me suis fait amicalement volé pour au moins 1500 piastres de stock!
En ville, les gens ont perdu le réflexe de cogner. À la porte, s'entend. Car il y a bien quelques rixes qui chambardent les familles jusqu'à la Petite Italie. Mes copro de voisins ont quant à eux une sonnette électrique super de luxe. Par chance, car c'est la seconde fois en décembre que le bon facteur leur confie à mon attention des colis venant de France.
J'ai donc bien reçu comme cadeau du Jour de l'An cinq exemplaires du dernier livre de Jean-Paul Damaggio. Du moins, je crois que c'est son plus récent, car ce mec est une véritable machine éditoriale. J'ai enfin entre les mains Au carrefour Wajdi Mouawad, paru aux Éditions de La Brochure.
Damaggio, ne cherchez pas, est un inclassable qui a produit à ce jour une centaine d'ouvrages, des petits, des gros, des brochures, des briques, du surprenant tantôt très localisé dans son Tarn-et-Garonne; tous sont innervés par sa passion de l'histoire et par son engagement politique que je qualifierais d'effilé, de profondément humaniste.
Cet ami que je connais depuis 1974 a une force de pensée hors du commun. Plutôt réservé et introverti, à corps défendant, je dirais, avec ses côtés raboteux et truffés de pseudonymes pour ne pas braquer la lumière sur le je, ses écrits sont constamment en appétit vers la lumière imaginée des arts comme source du devenir de sa propre vie, et vers l'horizon collectif, d'autre part, bien campé, terrain des vaches, détail de la mémoire, contexte enraciné, déplié, avec une ligne de fuite, perspective oblige, et un jugement exercé avec finesse.
Ses mots ne quittent jamais, jamais, le mouvement du devenir.
L'ouvrage que j'ai à peine eu le temps de glaner, j'en parle à la superficie seulement, me renvoie néanmoins tout de go aux coulisses de cet Avignon 2009 que nous avons traversées ensemble avec sa compagne Marie-France. Je dis coulisses et mine de rien, car pendant que nous festivalions en mode de survie tant l'affiche des spectacles est gargantuesque et pantagruelante dans cette ville, J.P., lui, creusait ses questions et ramonait ses intuitions. Sur le Québec, notamment. Sur Wajdi en particulier qui est à lui seul un aimanteur de carrefours, peut-être plus américain qu'il ne le croit, arborant des chemises à gros imprimés et dont la dramaturgie, extrêmement émouvante, laisse émerger un Québec qui ne se contente plus de se regarder dans le miroir, mais qui crie au monde ses histoires d'égalité parmi les peuples.
Oui, je sais, le sol se dérobe sous nos pieds...
Sur le blogue des Éditions de la Brochure Jean-Paul écrit ceci à propos de sa rencontre avec Wajdi :
Cet ami que je connais depuis 1974 a une force de pensée hors du commun. Plutôt réservé et introverti, à corps défendant, je dirais, avec ses côtés raboteux et truffés de pseudonymes pour ne pas braquer la lumière sur le je, ses écrits sont constamment en appétit vers la lumière imaginée des arts comme source du devenir de sa propre vie, et vers l'horizon collectif, d'autre part, bien campé, terrain des vaches, détail de la mémoire, contexte enraciné, déplié, avec une ligne de fuite, perspective oblige, et un jugement exercé avec finesse.
Ses mots ne quittent jamais, jamais, le mouvement du devenir.
L'ouvrage que j'ai à peine eu le temps de glaner, j'en parle à la superficie seulement, me renvoie néanmoins tout de go aux coulisses de cet Avignon 2009 que nous avons traversées ensemble avec sa compagne Marie-France. Je dis coulisses et mine de rien, car pendant que nous festivalions en mode de survie tant l'affiche des spectacles est gargantuesque et pantagruelante dans cette ville, J.P., lui, creusait ses questions et ramonait ses intuitions. Sur le Québec, notamment. Sur Wajdi en particulier qui est à lui seul un aimanteur de carrefours, peut-être plus américain qu'il ne le croit, arborant des chemises à gros imprimés et dont la dramaturgie, extrêmement émouvante, laisse émerger un Québec qui ne se contente plus de se regarder dans le miroir, mais qui crie au monde ses histoires d'égalité parmi les peuples.
Oui, je sais, le sol se dérobe sous nos pieds...
Sur le blogue des Éditions de la Brochure Jean-Paul écrit ceci à propos de sa rencontre avec Wajdi :
« Cette année, le Festival d‘Avignon l‘installa parmi les plus grands et malgré son jeune âge c‘est en effet un géant. Dans les faits il vit à Toulouse presque incognito, sauf au Théâtre de la Cité qui en ce début d’hiver l’a installé au sommet de sa programmation. Wajdi Mouawad est un phénomène au carrefour de beaucoup de continents. Sa passion pour les mathématiques et particulièrement le Théorème de Thalès explique la construction du livre qui est proposé, un livre qui n’est ni un essai, ni un livre de critique artistique, ni une fiction, ni un récit, ni une fable. L’auteur aurait voulu en faire un conte mais tristesse, ce n’est même pas un conte.»
Ayant confirmé ma présence en France dès la fin de l'hiver 2009, j'ai bien entendu pesé sur le gaz pour que nous ne rations pas pour tout l'or du monde la trilogie de Mouawad — Incendies, Littoral, Forêts —, qui fut sans contredit l'évènement retentissant de cette 63e édition du festival d'Avignon.
Photo : J.P. Damaggio. Marie-France et votre humble serviteur
quelques minutes avant l'ouverture de la trilogie au Palais des papes le 10 juillet 2009.
quelques minutes avant l'ouverture de la trilogie au Palais des papes le 10 juillet 2009.
Je suis sorti ébloui de cette nuit de théâtre sous les étoiles. Je n'ai pas de mots pour rationaliser cette expérience. Je n'avais surtout pas envie de me coucher alors que le soleil levant donnait des ailes.
Bien sûr, la nuit fut éprouvante physiquement, émotionnellement et spirituellement, le tout étant de toute façon lié comme sur un ruban de Möbius. N'empêche qu'au sortir, dans le haut de mon high, j'avais noté un décalage critique avec mes amis à partir surtout des pôles individus — peuples — théâtre populaire. De plus, la posture éthique d'un Wajdi poète et croyant dans Incendies, cette mise en scène inouïe de la réconciliation ultime voulue par Naoual, la mère du bourreau et la mère des enfants du bourreau, vue comme une condition pour que cesse la répétition inexorable de la guerre, de la violence et des blessures d'une génération à l'autre, du moins c'est ce que je pige, pose un dilemme radical, radical au sens d'aller à la racine des phénomènes, en regard des assassins de ce monde. Fils ou père, comment, en effet, assumer qu'un Pinochet demeure impuni pour ses crimes ?
L'auteur présente son récit comme une tentative de conte qui n'en est pas un. Empruntant une forme parfois dialoguée avec Wajdi, parfois non, c'est une « proposition » qui nous est suggérée; un essai sans la prétention de tirer une démonstration, je dirais qu'il s'agit d'un essai avec un personnage qui accompagne le narrateur, Salsa Spectateur, avec des fondus, de gros plans sur quelques mots amérindiens choisis pour cadastrer la géographie sans cathédrales des arts dans les Amériques. Du Jean-Paul tout craché, usant de courts chapitres, avec des sous-titres à chaque deux pages, une écriture efficace et pédagogique (même à la retraite notre homme est déformé par sa carrière d'enseignant) et plusieurs chemins de traverse hors de l'autoroute des bien pensants, fussent-ils rebelles professionnels. Vraiment inclassable.
Le tout est dédié à tous les tatous des Amériques au sens continental du terme. Comme j'ai déjà vu un tatou écrasé sur le bord d'un chemin de terre en Louisiane, cette dédicace me touche sincèrement.
Pendant que nous ramions d'un show à l'autre dans les rues si chargées de mots qui battent au vent d'Avignon, une histoire couvait sur les braises de l'émotion et, si j'ose dire, sous la casquette noire vénézuélienne de J.P. qu'il égara d'ailleurs dans un théâtre de poche de cette province de Mistral. Je devrais plutôt dire Provence et Côtes du Rhône...
Reprenant un énoncé de Jacques Rancière - que nous avons justement vu en conférence publique en Avignon -, l'auteur écrit :
« L'art, par le partage du sensible qu'il provoque en toute société (...) depuis que l'homme fait l'hypothèse que sa vie pourrait être autre (...) est un des outils majeurs pour discerner, dans les ombres souterraines de la construction des empires, les poutres maîtresse des édifices. »
La lutte des âges, la lutte des arts dans la vie et les créations vitales des peuples, l'histoire, et donc la lutte des classes en mouvement dont on ne parle plus guère comme « moteur » puisque de toute façon le capitalisme, comme chacun a pu le noter en 2009, se fait zen, crachote et s'effouère comme un gâteau mort-né qu'on ne partagera jamais. Donc, lucidement, disent les lucides, il faut créer de la richesse!
La lutte des classes : « inutile de s'effrayer avant le spectacle ! Nous sommes à la préhistoire de son étude (...)», affirme l'auteur. Ce qui me fait penser que le point de vue de l'historien que l'on voit en filigrane ici ne me semble pas être de l'ordre de la justification philosophique de la violence (la lutte...). Ceci étant dit, l'Empire qui ressemble aux précédents, mais en pire, ajoute-t-il narquoisement, il est pas pire côté civilisation de la violence diabolique...
Au demeurant, comme il l'a écrit ailleurs, y a pas photo : les luttes de religions camouflent également une lutte des classes.
Chemin faisant, je revivrai aussi dans ces pages le voyage émouvant que nous avons fait tous deux à Port-Bou sous le soleil franc d'Espagne, à l'endroit même où s'arrêta l'exil dramatique du philosophe WalterBenjamin.
Or voici entraperçu tout l'art fin limier de celui qui a beaucoup fréquenté l'écrivain Manuel Vasquez Mountalban : il appert que Mouawad cite Walter Benjamin qui n'est pourtant pas un philosophe très fréquenté. Piste à suivre, retient l'auteur.
Il en est de même avec le personnage dans Incendies, « la femme qui chantait»; né de la personne réelle de la Libanaise Soha Bechara, communiste, emprisonnée huit années à Khiam pour avoir tiré sur le chef de l'Armée du Liban-Sud, Wajdi l'a rencontrée à Paris. Quel sens le croisement de ce personnage « politique » revêt-il dans l'art du dramaturge, se demande Jean-Paul ?
Je ne conclus pas pour l'instant. Je poursuivrai ma lecture avec en toile de fond 35 ans d'amitié avec Damaggio. Je tâcherai de réfléchir du mieux que je le peux à cette nouvelle proposition qui consacre une passion désenclavée pour la culture du Québec « caméléon », humble culture, mais qui participe néanmoins à « la marche à
l'amour », à la rencontre des hommes et des femmes qui deviennent libres.
Il se passe quelque chose, en effet.
P.S. : avis aux intéressés, le bouquin est 14 $. Me faire signe.
Bien sûr, la nuit fut éprouvante physiquement, émotionnellement et spirituellement, le tout étant de toute façon lié comme sur un ruban de Möbius. N'empêche qu'au sortir, dans le haut de mon high, j'avais noté un décalage critique avec mes amis à partir surtout des pôles individus — peuples — théâtre populaire. De plus, la posture éthique d'un Wajdi poète et croyant dans Incendies, cette mise en scène inouïe de la réconciliation ultime voulue par Naoual, la mère du bourreau et la mère des enfants du bourreau, vue comme une condition pour que cesse la répétition inexorable de la guerre, de la violence et des blessures d'une génération à l'autre, du moins c'est ce que je pige, pose un dilemme radical, radical au sens d'aller à la racine des phénomènes, en regard des assassins de ce monde. Fils ou père, comment, en effet, assumer qu'un Pinochet demeure impuni pour ses crimes ?
L'auteur présente son récit comme une tentative de conte qui n'en est pas un. Empruntant une forme parfois dialoguée avec Wajdi, parfois non, c'est une « proposition » qui nous est suggérée; un essai sans la prétention de tirer une démonstration, je dirais qu'il s'agit d'un essai avec un personnage qui accompagne le narrateur, Salsa Spectateur, avec des fondus, de gros plans sur quelques mots amérindiens choisis pour cadastrer la géographie sans cathédrales des arts dans les Amériques. Du Jean-Paul tout craché, usant de courts chapitres, avec des sous-titres à chaque deux pages, une écriture efficace et pédagogique (même à la retraite notre homme est déformé par sa carrière d'enseignant) et plusieurs chemins de traverse hors de l'autoroute des bien pensants, fussent-ils rebelles professionnels. Vraiment inclassable.
Le tout est dédié à tous les tatous des Amériques au sens continental du terme. Comme j'ai déjà vu un tatou écrasé sur le bord d'un chemin de terre en Louisiane, cette dédicace me touche sincèrement.
Pendant que nous ramions d'un show à l'autre dans les rues si chargées de mots qui battent au vent d'Avignon, une histoire couvait sur les braises de l'émotion et, si j'ose dire, sous la casquette noire vénézuélienne de J.P. qu'il égara d'ailleurs dans un théâtre de poche de cette province de Mistral. Je devrais plutôt dire Provence et Côtes du Rhône...
Reprenant un énoncé de Jacques Rancière - que nous avons justement vu en conférence publique en Avignon -, l'auteur écrit :
« L'art, par le partage du sensible qu'il provoque en toute société (...) depuis que l'homme fait l'hypothèse que sa vie pourrait être autre (...) est un des outils majeurs pour discerner, dans les ombres souterraines de la construction des empires, les poutres maîtresse des édifices. »
La lutte des âges, la lutte des arts dans la vie et les créations vitales des peuples, l'histoire, et donc la lutte des classes en mouvement dont on ne parle plus guère comme « moteur » puisque de toute façon le capitalisme, comme chacun a pu le noter en 2009, se fait zen, crachote et s'effouère comme un gâteau mort-né qu'on ne partagera jamais. Donc, lucidement, disent les lucides, il faut créer de la richesse!
La lutte des classes : « inutile de s'effrayer avant le spectacle ! Nous sommes à la préhistoire de son étude (...)», affirme l'auteur. Ce qui me fait penser que le point de vue de l'historien que l'on voit en filigrane ici ne me semble pas être de l'ordre de la justification philosophique de la violence (la lutte...). Ceci étant dit, l'Empire qui ressemble aux précédents, mais en pire, ajoute-t-il narquoisement, il est pas pire côté civilisation de la violence diabolique...
Au demeurant, comme il l'a écrit ailleurs, y a pas photo : les luttes de religions camouflent également une lutte des classes.
Chemin faisant, je revivrai aussi dans ces pages le voyage émouvant que nous avons fait tous deux à Port-Bou sous le soleil franc d'Espagne, à l'endroit même où s'arrêta l'exil dramatique du philosophe WalterBenjamin.
Or voici entraperçu tout l'art fin limier de celui qui a beaucoup fréquenté l'écrivain Manuel Vasquez Mountalban : il appert que Mouawad cite Walter Benjamin qui n'est pourtant pas un philosophe très fréquenté. Piste à suivre, retient l'auteur.
Il en est de même avec le personnage dans Incendies, « la femme qui chantait»; né de la personne réelle de la Libanaise Soha Bechara, communiste, emprisonnée huit années à Khiam pour avoir tiré sur le chef de l'Armée du Liban-Sud, Wajdi l'a rencontrée à Paris. Quel sens le croisement de ce personnage « politique » revêt-il dans l'art du dramaturge, se demande Jean-Paul ?
Je ne conclus pas pour l'instant. Je poursuivrai ma lecture avec en toile de fond 35 ans d'amitié avec Damaggio. Je tâcherai de réfléchir du mieux que je le peux à cette nouvelle proposition qui consacre une passion désenclavée pour la culture du Québec « caméléon », humble culture, mais qui participe néanmoins à « la marche à
l'amour », à la rencontre des hommes et des femmes qui deviennent libres.
Il se passe quelque chose, en effet.
P.S. : avis aux intéressés, le bouquin est 14 $. Me faire signe.