Pour ajouter un petit grain de sel de jeudi soir fatigué, Jacqueline Picoche rappelle dans son Dictionnaire Étymologique du français (Les usuels du Robert) qu'on a aussi proposé de galimatias — que j'aime autant que salmigondis — altération du bas lat. ballimathia... « chanson obscène ».
Mais flotte à première vue le sens de : langage obscur.
Et alors cette interrogation : mais d'où viennent-ils donc, au sens presque physique de par où s'infiltrent-ils dans la coulisse des veines, sous les ongles, par l'orbite des yeux ou dans la marge en flammes des calepins, qui, quoi, comment ces cascades de la tribu aux cœurs grecs, ces orchestres d'alphabets sur pilotis, ces charmes de blé aux filtres d'arcanson, ces chalumeaux dans l’entaille, ces mots cravatés de lieux communs qui font la loi en nous? Ces vagues qui nous abrillent comme des soleils furieux nous surdéterminent comme une pluie qui tambourine? Comment réussissent-ils, les maudits mots, à faire croire à l'éternité à gros grains alors que tout, ma main comprise, est dans un état radical de précarité, fin fond récital intégral au Cap du pire?
Par quel tour de passe-passe peut-on de nos jours oublier la littérature au point d'en venir à considérer la religion, pour prendre un exemple flagrant, autrement que comme un sacré « bon » texte, pour dire comme Blanchot? Comment penser les interstices, les grandes prairies blanches de silence que, de loin en loin, quelques rares poètes — peut-être par accident, peut-être par hypnose — ont eu la prétention de dire, après tout, après toute, qu'il restera sur le chemin de l'Homme... quoi? Quelques signes de ponctuation disait Aragon. Et cela, semble-t-il, ô le comble, ô prétention, même quand les lèvres se seront asséchées comme un désert?
Il y a bien pourtant ce fossé, ces rigoles dans la chair, ces lignes qui coulent de part et d'autre, ces pages, ce livre. Le livre est la maison de l'homme, dit patiemment le vieux Jabès. Derrière les livres, il y a les hommes. Derrière tout livre, une voix, un oeil, un sceau de perdrix.
Au son de la déchéance ponctuée storiée, personnelle, indubitable, j'aime à savoir qu'un poète de chez nous, de Trois-Rivières précisément, et qui s'appelle Alphonse Piché, a osé utiliser le verbe herser que je déroule par ailleurs à ma façon dans un autre texte un peu louisianais intitulé Brume galop.
Mais avant, voici ceci : je comprends que la suite même monotone des mots peut porter la finitude de notre petite cage d'os en sursis; je comprends la semence mise en terre pour plus tard. Pour espérer se remplir la panse un jour. Autant qu'il y a de jours pour forger notre sagesse et écouter les chansons. Je suppose encore que les disques crissants qui heurtent les pierres souterraines des champs font une musique essentielle pour l'humanité... (Enfin, j'ai une idée très très ancienne de ce que signifie herser, strier la terre, laisser des marques, des saillies, émietter, rendre amical, laisser le vent faire ses marées dans la fraîcheur du sol ameubli...)
Cela remonte jusqu'au bout de bâton, jusqu’à la pierre pointue, jusqu’aux pieds nus et calleux; cela remonte jusqu’aux doigts de la main des Irakiens qui ont inventé l'agriculture, paraît-il. Les femmes, précise le philosophe Serge Robert, auraient en fait inventé l’agriculture. Révolution de la langue et du sexe nomade. Herser, c'est comme écrire au soleil capricieux sur l'ardoise bleue de l'horizon. Herser vient après les sillons toutefois. Mais le poème, les vers viennent avant la charrue.
Étrange croyance. Les poèmes viennent avant la tête pleine de roches!
Je m'excuse d'ordonner ainsi l'Univers comme si j'y connaissais quelque chose, comme si cela avait du sens de dire que les mots sont avant les boeufs, avant les chevaux de trait, qu'ils précèdent même les ânes et les chameaux à la bonne haleine secouant la queue dans la nuée des mouches de la pauvreté.
C'est certain que cela ne fait pas sens! Nous avons exploré le monde avant de parler. Mais tout cela est enfoui, confondu, perdu, poudre de mémoire balayée dehors, c’est peut-être ça le jadis, la torture aphasique de Pascal Quignard, car il y a l'essence, il y a le pignon tournant de la vérité, il y a le Dieu Bibliothèque, son verbe fait chair, chair à canon parfois, mais parfois c’est un diamant, un simple bonjour éclatant de lumière...
Je m'excuse au nom de la fatalité! Et peut-être que j'hallucine?
Galimatias dans mon histoire personnelle sans un seul tracteur pour tirer tout cela au clair alors que j'en ai vu tant sur les routes pendant la guerre en Bosnie. Les pauvres diables parmi les plus chanceux, ils fuyaient sur les routes en tracteur! Je n'ai pas de chance, personne ne m'a montré à en conduire un et j'espère ne jamais connaître la guerre dans ma petite cuisinette de riches.
Les chevaux n'existent plus, ça, c'est bien réel. Quant à la vapeur à cheval, elle s'est évanouie, semble-t-il, dans les rigoles d'une révolte sans manifeste qui se jetait par les fenêtres des ateliers.
Le réel prend depuis le mors aux dents légalisé au carrefour à rayons zen de la méditation camphrée.
Comment fuir s'il y a la guerre?
Mon cousin Mario est cinéaste, il s'est rendu en Irak, parle de la Guerre alimentaire. Moi qui suis comme lui fils et petit-fils d'une longue lignée d'agriculteurs depuis les années 1600, je suis dérouté. Le foin des mots reste debout dans ma mémoire, parfois inutilisable. Le monde repose sur une longue phrase déshabitée. Il faut combattre, mourir de mort lente pour nos idées, d'accord (Brassens)?
Laisser en gage quelques signes de ponctuation sur le parquet de la jajaja? Un gros ciboire de point d'exclamation dans une fiction d'amulettes inclassables, arrosées d'eau-de-vie?
C'est à hue et à dia, ça dépend des jours. Mais pourquoi donc ce délire flou dans la carcasse d'une chanson obscène qui m'observe pendant que quelques grains de beauté de frimas se mélangent à ma salive bienheureuse?
RIVAGE
(...) Dis-moi les pas éphémères sur tes sables
Et les gestes qui ne sont plus
Dis-moi le chant des troncs qui ont chu,
Les amants disparus.
IMPASSE
(Dites-moi où, n'en quel pays? Villon)
Mon âme; la salle des pas perdus,
Qu'ai-je vu? qu'ai-je connu?
L'Europe : dans les livres!
L'Asie : dans les songes!
L'Amérique : dans des films!
L'Afrique : dans des larmes!
Les Îles : moisissure des rêves!
Orphelin de la mère, de ses grandes lèvres,
De mes ongles,
Je herse mon morceau de terre,
Mon bout de ruelle...
Quelques arbres oubliés,
Un jeu coutumier d'oiseaux (...)
— Alphonse Piché
BRUME GALOP
La mémoire dans la gorge
de ce pays limon
de mystères
de femme perdue
de lézards
de mocassins d’eau
d’écorce de violon
de musique canaille
de patates douces
de cannes à sucre et de vent...
La frimousse un peu espagnole
de ce pays salmigondis
qui se joue de la guitare,
du blues... elle me séduit
Mais sauve qui peut
les vandales, les vautours,
la traite des jeunes,
la corrompue, la politique,
les coups de sabot,
la drogue, la drague au fric,
la régression vaudou!
Il est minuit tapant.
À Franklin,
de l’autre côté du trottoir,
un Noir siffle free dans la nuit du retour
Il jéopardise
du sel de psaumes
broutés au coeur des pierres
Puis, au tournant,
contracte un peu son jeu
de léopard
qui rêve
à des caresses
qu’on trouve peut-être à la pelle
chez Colinda,
le bar vertigineux au toit gris
où l’on ne va pas
quand on est blanc
comme un mouchoir
J’ai le gorgoton qui clenche
sous un ciel d’ardoise complètement stone
pendant que je frotte mes lèvres hiératiques avec du feu
pour être à la hauteur
Oui, je répondrai
du fond de ma carapace de Québécois
naïf !
Et vogue la galère!
C’est un travailleur de la Cool Bridge, je crois,
avec grand style
et moi, sans fioritures, aucune !
simple voyageur patenteux d’airs au hasard,
incognito,
révolutionnaire tranquille,
mais sans bride
avec de grandes oreilles
qui portent les flambeaux...
Nous avons les mains
enfoncées dans nos poches,
car il fait cru dans ce pays de tatous
Tous les deux en coton ouaté
poursuivant chacun
notre bord de chemin
Nous herserons la lune
en aveugle
dans l’écho inclassable
des bayous verts
de cette belle contrée
qui n’échappe guère
à l’instinct de survie
des inconnus réverbères.
Texte JD, lu à l'Alizé dans le cadre du FIL, 9 mai 2003.